Hautes traversées

LIVRES Dans «La Peur des barbares», l'essayiste français décrypte le mécanisme de la peur en Occident, et ses conséquences. Rencontre à Genève.

 

Ses mots soigneusement choisis dessinent avec simplicité les contours d'une réflexion limpide. Présent, chaleureux, il déroule sa pensée d'une voix posée, dans le café désert d'un grand hôtel genevois. On reconnaît la manière de ses écrits: brillants, attentifs, personnels. «Je ne me considère pas comme un tribun mais j'essaye d'ouvrir un dialogue avec mes lecteurs, tout comme je le fais avec les auteurs du passé. J'aimerais les inciter à prolonger mon travail», dit Tzvetan Todorov. Une posture modeste qui va de pair avec une grande intégrité intellectuelle: essayiste, philosophe, historien des idées, Todorov dit croire «en la solidarité indispensable de l'être et du faire dans le domaine des sciences humaines et sociales. Il n'y a pas d'objet de travail constitué indépendamment de soi: l'identité est donc décisive pour la manière dont on va l'aborder. J'ai voulu me consacrer à des sujets pour lesquels mon expérience personnelle m'apportait quelque chose.»

Cette expérience, ce sera d'abord celle du totalitarisme, qui déterminera sa manière de voir le monde. Né en Bulgarie en 1939, Tzvetan Todorov arrive en France à l'âge de 24 ans après des études de philologie. Lui qui n'a pas été résistant au régime, mais «un parmi d'autres», écrira plusieurs ouvrages sur le sens de l'opposition entre totalitarisme et démocratie, sur les formes que prend la vie morale dans ces régimes et face à l'extrême des camps. Il faut lire à ce propos Mémoire du mal, tentation du bien (2000).

SOI ET L'AUTRE

En France, son statut d'étranger le confronte aux questions de la compréhension de l'Autre, de la diversité des cultures et des perceptions humaines et de leurs conséquences sur l'histoire des relations internationales. Il se concentre d'abord sur les premiers pas de la conquête du Mexique par les Européens (La Conquête de l'Amérique, 1982): «C'était une parabole, une illustration géante de cette expérience d'être confrontés à un autre monde.» Dans Nous et les autres (1989), il explore la manière dont Montaigne, Rousseau, Montesquieu, Chateaubriand ou Lévi-Strauss ont réfléchi à «cette tension entre l'unité de l'espèce et la pluralité des cultures».

C'est encore ce thème qui se trouve au coeur de La Peur des barbares, son dernier ouvrage, où Todorov analyse le regard que le monde occidental porte aujourd'hui sur l'autre. Une relation dictée par la peur, où la crainte du «barbare» («celui qui ne reconnaît pas la pleine humanité de l'autre») conduit à des comportements plus barbares encore. Invasion de l'Irak, prisons d'Abu Ghraib et de Guantanamo, légalisation de la torture: au nom de la démocratie, l'Occident s'est comporté d'une manière qui compromet l'idée même de démocratie. «La compromission de nos valeurs est presque plus grave que les actes accomplis. Si on avait dit 'on envahit l'Irak car on veut votre pétrole', l'idée de démocratie serait restée intacte et on pourrait lutter contre ces actes en son nom et en celui des droits humains.» Le discours de l'Occident apparaît du coup comme «un voile hypocrite jeté sur des actions condamnables. Les moyens utilisés neutralisent la fin poursuivie.» Pour lui, il n'est pourtant pas trop tard. «L'élection d'Obama a nourri beaucoup d'espoirs. Il n'est pas sûr que les réalisations suivent, mais la voie est ouverte.»

JETER DES PONTS

Humaniste, universaliste, moraliste: des qualificatifs récurrents à l'endroit de Todorov. C'est qu'il se «confronte aux questions de société, de culture, de sagesse personnelle parfois», depuis une trentaine d'années. Avant cela, son intérêt portait sur les formes littéraires. «En Bulgarie, j'étais intéressé par la manière dont la langue permet de bâtir une oeuvre, par les structures narratives et la pluralité de sens.» Arrivé en France, il «continue sur cette lancée», dit-il simplement. Il ne mentionne pas qu'il a été, avec Roland Barthes, l'un des représentants du structuralisme, ni qu'il a fondé en 1970 la revue Poétique avec Gérard Genette. Cette attention première pour la forme, il l'explique par le contrôle exercé sur le sens dans un régime totalitaire: «Si on voulait échapper à la pure propagande, à la soumission aux slogans, il fallait chercher les versants de l'oeuvre qui n'avaient pas partie liée au sens.» A Paris, il se demande bientôt pourquoi il se cantonne à ce domaine alors qu'il peut user de sa liberté. «J'ai pris conscience que je ne pouvais plus travailler sans me mettre en question moi-même.» Il raconte ce passage dans Littérature en péril.

Car forme et contenu contribuent à l'affirmation du sens, et c'est pour lui la «grande justification» de la littérature et des livres. La fiction? Elle ne l'a jamais attiré, même s'il côtoie au quotidien une romancière talentueuse, son épouse Nancy Huston. Mais il met beaucoup de lui dans ses essais. «J'essaye de raconter une histoire, des anecdotes. Je frôle parfois les genres narratif et autobiographique mais sans m'y engager.»

Il se définit comme un passeur, qui jette des ponts entre les cultures, franchit des barrières – «Une vie de passeur» est d'ailleurs le sous-titre de son autobiographie sous forme d'entretiens avec Catherine Portevin, Devoirs et délices. Ennemi des manichéismes et des dogmatismes, Todorov ouvre des dialogues féconds entre les auteurs et les époques, mais aussi entre les disciplines. «Par un hasard du destin», raconte-t-il, «j'ai pu travailler au CNRS jeune encore». Non contraint d'enseigner, il y bénéficie d'une grande liberté dans le choix de ses sujets d'étude. Après trois ans plongé dans la conquête de l'Amérique, il s'intéresse notamment à l'histoire de l'Europe moderne, à la philosophie politique et morale, à l'histoire des idées. «Je convoque ces savoirs pour traiter de tous les sujets.»

Dans La Peur des barbares, il a recours à l'anthropologie pour définir ce qu'est la culture, à la philosophie politique pour réfléchir à la torture et aux principes de conduite de l'Etat. Il tisse des liens entre les champs d'étude et débarrasse certains termes de la confusion qui les entoure – «culture», «civilisation» et «barbarie», «identité», etc. Résultat: son livre offre au lecteur une stimulante boîte à outils, une analyse lumineuse et nuancée d'enjeux contemporains complexes. Salutaire.

On pourrait l'écouter des heures, parler de l'absurdité du Ministère français de l'Identité nationale, des minorités, des limites de la tolérance, de la faiblesse de l'Europe et de la grandeur de son idée. Mais Tzvetan Todorov donne une conférence dans quelques heures. Il sort prendre l'air sur les quais glacés. A Genève, il a enseigné la littérature française à l'université, à la fin des années 1970. Il y avait reçu le Prix Rousseau pour sa contribution à la pensée européenne. En 2008, le prestigieux Prix du Prince des Asturies a récompensé son travail dans le domaine des sciences sociales, saluant sa «sagesse» et reconnaissant en lui un «passeur entre l'est et l'ouest». Une évocation qui l'a particulièrement touché. 

 

Tzvetan Todorov, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Ed. Robert Laffont, 2008, 310 pp.

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