Magicien d'encre

ECRITURES - Dans «Visions de Thamühl», il marie texte et dessins pour créer un univers inquiétant et ironique qui emprunte au surréalisme. La pointe émergée d'une oeuvre foisonnante.

 

 

«Dans la synagogue de Thamühl vit un animal qui a à peu près la taille et l'aspect d'une martre (...). Sa couleur est un vert-bleu clair», écrit Kafka dans ses Récits et fragments narratifs. A partir de cette phrase énigmatique, Marcel Miracle a créé un monde. On y pénètre par trois portes: une série de 110 dessins à la plume réalisés par groupes de dix, de brefs poèmes qui leur font écho, et un texte plus narratif qui raconte la vie à Thamühl, cité imaginaire dont le plan est inscrit sur le pelage des lycaons de Turner – les petits de ces canidés «naissent avec le plan d'un quartier seulement». On y trouve aussi un linguiste alcoolique, une société secrète de pêcheurs à la ligne, un certain Gustave Perhec et la réfutation du nombre 12, une énorme sphère qui s'anime parfois d'images ou un «anarchiste exemplaire devenu boxeur mondain»...

DES MILLIERS D'OEUVRES 

C'est cet univers poétique et magique, surprenant et cohérent, que révèle le deuxième livre de Marcel Miracle. Mais Visions de Thamühl n'est que la pointe de l'iceberg d'une oeuvre immense. Car ce géologue de formation, aujourd'hui instituteur à Lausanne, dessine et écrit «depuis toujours» même s'il n'ose se dire artiste que depuis quelques années. «Après vingt ans de travaux accumulés, personne n'avait jamais vu mes dessins, raconte Marcel Miracle. Mais ils emplissaient des malles et des malles: il était devenu impossible de vivre dans cet appartement! Ça devenait une espèce de folie. Je me suis demandé qui pouvait m'aider.» Il envoie l'une de ses séries – 174 dessins – à Michel Thévoz, alors directeur du Musée de l'Art brut de Lausanne: «Pas de nouvelles pendant un an – l'angoisse. Il a fini par me répondre par une très belle lettre.» Thévoz y salue la «pensée graphique» de Miracle, qui «chiffre le réel tout à fait autrement» et permet «des rapprochements, un type de généralisation très inédits». Ainsi de cet «oiseau géologique», poursuit-il: «Libérés de leurs catégories respectivement minérale et animale à la faveur d'une association purement graphique, la pierre et l'oiseau dessinent une définition du monde affranchie des cloisonnements verbaux. C'est en quoi vos dessins prennent une portée philosophique.»

Dès lors, «tout s'est enchaîné et j'ai commencé à exposer, il m'a donné confiance», continue Marcel Miracle. C'est une grande exposition au Centre régional d'art contemporain de Sète qui le «met sur les rails» en 2005. Aujourd'hui, il est suivi par la galerie bruxelloise Aliceday et a exposé à Paris chez agnès b., qui a «mandaté quelqu'un pendant six mois pour tout répertorier: il y avait 12'000 oeuvres! Elles sont dans son dépôt parisien.»

A LA MANIERE DE PEREC 

Son appartement lausannois, blanc et lumineux, est redevenu habitable. Mais dans le salon s'empilent toujours des valises et des malles anciennes; dans la chambre à coucher, qui fait office de pièce de travail, des boîtes et des cartons; partout, des livres. Marcel Miracle étale sur le lit la nouvelle série à laquelle il est en train de travailler, «Etude pour un regard dans un miroir fêlé»: sur une dizaine de feuilles, des cadres d'un bleu profond sont semés de hiéroglyphes mystérieux et évocateurs et de figures simples, ponctués d'une brève ligne poétique. «Je ne sais pas encore où ça va», dit-il. Crayon, stylo, bic bleu: la technique est simple. «Je veux montrer que l'art peut être beau et essentiel à partir de rien.»

Et d'expliquer sa démarche: «Je m'impose une structure, une méthode de travail, comme Perec. Je pars souvent de références littéraires. J'épuise un univers.» Ici, il a pris pour point de départ La Vue de Raymond Roussel – la description d'une plage. Il choisit et numérote des fragments du texte puis, dans une enveloppe portant le numéro correspondant, glisse des notes, des dessins, des images récoltées. «Je rajoute des fragments aux fragments de Roussel. Tous ces éléments passent par une sorte de filtre, de creuset, jusqu'au dessin», précipité des pensées et des émotions nées de la lecture. Il puise ainsi chez Perec, Lowry, Giono, Pessoa, Borgès ou Breton, dont les oeuvres tapissent les rayonnages de la pièce.

GRAMMAIRE VISUELLE 

Pour Visions de Thamühl, il a pratiqué le chemin inverse: les 110 dessins ont été achetés par un amateur de Perec, qui a ensuite cherché un éditeur; art&fiction a été d'accord de les publier à condition que Miracle les complète par des textes. Parfois, il travaille aussi à partir d'objets trouvés dans le désert, dans la rue ou aux puces – pour ses collages par exemple, «une sorte de récréation» sans référence à la littérature. Sur le bureau repose une autre série, où quatre petits dessins divisés en trois parties sont mis en regard avec des textes poétiques. Sur les côtés, des figures «basiques» sont autant de signes qui forment un alphabet graphique.

C'est que Miracle a inventé un vocabulaire, environ 300 formes archétypales qui balisent la lecture des dessins et participent à la création de sens d'un monde en perpétuelle évolution. «J'invente un langage visuel pour créer mon univers. Je sais à quoi correspondent l'homme serrure, la comète, le triangle ou l'homme porc-épic.» Ces signes, il les élabore dans ce qu'il appelle ses «livres de référence», qu'il continue de développer: dans un grand cahier, texte, dessins et collages dialoguent et se simplifient jusqu'à l'essentiel. Il est parti cette fois des éléments géomantiques d'une vieille méthode de divination malgache – il est né dans l'île rouge en 1957 – et de La Nuit du Rose Hôtel de Maurice Fourré. «Je condense l'écriture dans les dessins, sans que le résultat montre un lien évident entre les deux. Je repère des phrases, j'écris, je crée des associations entre les formes. Y travailler me prend deux ou trois ans.»

L'artiste franco-suisse crée également de magnifiques unicas, livres et leporellos uniques où il part «de rien, d'un souvenir, de rêves». «Breton et les surréalistes sont une famille, mon influence majeure», dit-il. Ils lui ont appris à «laisser de côté la raison, à donner la primauté à l'imaginaire», à procéder par une sorte d'écriture automatique qui laisse parler le subconscient et permet des découvertes à partir desquelles il travaille ensuite. «Cela fait surgir des images inédites: ce n'est pas facile de se renouveler quand on a fait 20'000 dessins et écrit 3000 poèmes... C'est un boulot assez angoissant.»

VALISES DE SURVIE

Miracle pratique «un art de haute culture», selon les termes de Thévoz. Ses références littéraires ne nourrissent pas seulement son travail, elles construisent aussi son espace, dans une architecture symbolique qui comporte plusieurs niveaux: à côté de la bibliothèque classique, il y a d'abord les «valises de survie», qui recèlent les livres essentiels. Il en sort des oeuvres de Malcolm de Chazal, de Pessoa, Roussel et Lowry; on y trouve aussi les surréalistes, Giono, Leiris, Breton et Char, Toursky, «poète-dessinateur français, méconnu et génial». Le deuxième niveau, explique-t-il, sont les livres de référence à partir desquels il dessine, qu'il nous a montrés tout à l'heure; enfin viennent les ouvrages posés sur la table de chevet – l'édition complète de Breton en Pléiade, des volumes de Borgès et Pessoa, du poète portugais Pessanha, de Toursky et Chazal encore.

«Je lis et relis les auteurs que j'aime, et j'entre dans leur univers.» Littéralement: ses pas l'ont mené au Canada, en stop: «Je suis fou de Lowry. J'ai suivi ses traces en Colombie britannique puis au Mexique pendant deux ans. J'étais jeune, je vivais de petits boulots pour survivre. En me livrant aux mêmes excès que Lowry...» Aujourd'hui, il va dans le désert et à Lisbonne, pour Pessoa bien sûr. Mais cela fait vingt ans que ce grand voyageur réside à Lausanne, où il s'est installé après la naissance de son fils. «J'ai créé toute mon oeuvre en Suisse. Dès le moment où je suis devenu père, j'ai été enraciné, prisonnier: d'où une fuite en avant dans la création. S'il n'y avait pas eu cette étape de petit fonctionnaire et père de famille, je n'aurais pas enfanté cette oeuvre. Ma vie sédentaire lui a permis de s'accumuler: avant, tout était détruit, perdu, abandonné.»

Marcel Miracle essaie à présent de mieux connaître cette culture malgache de son enfance, que «les colons méprisaient». Elle se distingue par ses conteurs, «fabulateurs géniaux qui parlent du monde de façon incroyablement imagée», et la divination géomantique. «Je suis allé voir un devin en lui disant que je voulais être initié. Il m'a donné des graines, et un nom, 'avana', qui signifie arc-en-ciel. Dans 'arcel iracle', on trouve les lettres d'arc-en-ciel...»

Un nom programmatique: «Marcel, c'est le petit fonctionnaire; Miracle, c'est l'artiste.» Pour lui, la création est «une façon de s'affirmer, d'organiser le chaos». Il parle de «haute présence» – «être présent au monde autrement que biologiquement». Le surréalisme lui a appris que la part de l'invisible était aussi importante que celle du visible – hors de toute notion de religion. «Le rôle de l'artiste est de montrer cette part d'invisible en partant du monde tel qu'il est, du réel brut. Voir un dessin, lire un poème, crée une tension, un état vibratoire relié à l'invisible.»

ETAT VIBRATOIRE

Dans Visions de Thamühl, cet état vibratoire naît du dialogue entre poèmes et dessins: de leur mise en résonance jaillit du sens, comme une étincelle, en un instant bref et fulgurant, avec une simplicité lumineuse. Quelque chose se cristallise, une poésie fugitive et puissante qui naît de cette alchimie étrange entre les lignes et les mots, et fait vibrer l'écho d'une émotion – mélange d'inquiétude et de beauté, de profondeur et de légèreté. Marcel Miracle l'exprime en quelques vers qu'il a inscrits sur la couverture de «Sens magique», de Chazal: «Maître d'univers: / être sur la pointe / même / de l'instant fatal / où tout bouleverse / le regard.» On pense alors à ce petit personnage qui habite les dessins de Visions de Thamühl: tête allongée, regard d'oiseau, il apparaît accroupi dans le coin d'une pièce; de sa tête fuse un univers, surgissent des mondes imaginaires, animaux fabuleux, signes cabalistiques, paysages, pierres et coquillages... Figure de l'artiste en homme seul face au cosmos, dont la pensée s'incarne en images.

 

Marcel Miracle, Visions de Thamühl, Ed. art& fiction, 2008,168 pp.

art&fiction expose différents artistes dans ses locaux, dont Marcel Miracle, les 25 et 26 avril prochains (14h-18h, 16 av. de France, Lausanne).

http://www.lecourrier.ch/marcel_miracle