L'insolence de l'art

LITTÉRATURE Dans son dernier roman, «Portrait de l'écrivain en animal domestique», l'écrivaine française scrute les rapports entre l'art et le pouvoir et secoue les catégories du langage. Vivifiant.

 

«Cette discussion est un bon entraînement pour tout à l'heure!» sourit Lydie Salvayre. Nous sommes fin février, elle arrive tout juste de Paris. A l'invitation de l'Association pour une Maison de la littérature à Genève, elle donnera dans un moment une lecture de son dernier roman, Portrait de l'écrivain en animal domestique, à la Bibliothèque de la Cité. En attendant, dans ce café bruyant et enfumé à l'heure de l'apéritif, elle ne peut se défaire d'une légère inquiétude: «J'ai un rapport compliqué à l'usage de la langue publique. Venant d'une famille pauvre et immigrée, je ne me suis pas autorisée à parler pendant très longtemps. En fait, j'ai appris à parler après avoir écrit», confesse-t-elle. C'est-à-dire en 1990, à la parution de son premier roman intitulé... La Déclaration. «Ecrire m'a donné une légitimité», dit-elle quatorze livres plus tard. «Mais j'ai parfois encore du mal à prendre la parole en public.»

DEUX METIERS

Lumineuse, chaleureuse, elle raconte avoir dû faire «des tours et des détours» avant de s'autoriser à écrire, et a fait de la langue le lieu de l'affranchissement. Née Lydie Arjona en 1948, dans une famille de républicains espagnols déchirés par l'exil et la guerre civile, elle découvre la littérature grâce à un professeur de lycée qui l'encourage à entrer à l'université. Elle commence les Lettres à Toulouse, avant de se lancer dans des études de médecine et de se spécialiser en psychiatrie – «On comprend ses choix souvent bien plus tard...» C'est qu'elle a été «très en guerre» contre son père, raconte-t-elle. «Choisir un pseudonyme trahit ce rapport compliqué au père.» Et si cette relation s'est à présent apaisée c'est, selon elle, grâce à l'écriture romanesque plutôt qu'à la psychiatrie.

Aujourd'hui, Lydie Salvayre partage sa vie entre Paris, où elle dirige un centre médico-psycho-pédagogique qui reçoit en consultation des enfants de zéro à vingt ans, et le sud de la France où elle réside avec son compagnon Bernard Wallet, fondateur des Editions Verticales. Deux maisons, deux métiers qui «sont en amitié en moi, qui ne me déchirent pas»: psychiatrie et littérature ont en commun la parole. «En tant que psychiatre, je suis sensible au sens et à la forme, j'aime écouter l'autre dans la beauté de sa langue et dans ses défauts. Chacun a son langage propre, qui dévoile beaucoup.» Son écoute s'est formée pendant les années vécues dans une clinique psychiatrique entre Aix et Marseille en tant que médecin-résident: «Trois jours par semaine, j'habitais sur place et partageais le quotidien des patients. C'est comme dans le monde, mais en minuscule, à l'abri. J'y étais si bien que j'aurais pu y rester.» Par peur de ce bien-être, elle part à Paris où, «dans la déstabilisation», elle écrit son premier roman.

VULGAIRE SANS COMPLEXES

Depuis, au fil de ses livres, Lydie Salvayre scrute ce que cache ou révèle le langage. «Barthes parlait de guerre des langues»: celle, dominante, du pouvoir et des médias marginalise celles des quartiers, des artisans, des jeunes, etc. «Mais quand on écrit, on peut faire se rencontrer ces univers étanches.» Jouer de ces différents registres lui permet, par contraste, de mettre en lumière les automatismes, les lieux communs et la platitude de la langue dominante.

Ainsi son écriture mêle le classicisme – elle ne craint pas l'imparfait du subjonctif – à la spontanéité des paroles entendues dans la rue, dans les cafés, à la radio. Son usage décomplexé du français lui vient aussi de l'espagnol, «baroque»: l'idiome maternel, qui «travaille le français en souterrain», permet un «rapport franc et tranquille» à la vulgarité et au mauvais goût. «L'injure est un art et les Espagnols ses artistes», écrit-elle dans La Compagnie des spectres. Picasso voyait le sublime autant dans de grandes oeuvres que dans des graffitis, et il est redevable aux deux, raconte-t-elle.1 Alors la romancière perturbe les hiérarchies, dans une joyeuse désacralisation dont la portée est aussi politique puisqu'elle ouvre un espace de jeu, donc de liberté.

L'EVANGILE CAPITALISTE

Ecrire est, toujours, une insolence par rapport aux pouvoirs établis, une remise en question que Lydie Salvayre explore thématiquement et esthétiquement. Dans Portrait de l'écrivain en animal domestique, la narratrice, écrivaine, est engagée par le milliardaire Tobold, roi du hamburger: elle doit partager son quotidien afin d'écrire sa biographie, ou plutôt son Evangile. Le roman commence par deux phrases de douze pieds, alexandrins aussitôt brisés: «J'avais le cou meurtri à cause de la laisse, et l'esprit fatigué de l'entendre me dire C'est noté? vingt fois par jour C'est noté? sur le ton qu'il réservait au personnel de service C'est noté?» Pour sonder les rapports entre les arts et le pouvoir sans tomber dans le manichéisme, Lydie Salvayre a choisi la satire. Avec une ironie mordante, elle montre l'engluement progressif de sa narratrice qui, séduite par le luxe, abdique ses valeurs. «Jusqu'où peut-on aller dans le domaine du pouvoir sans renoncer à soi? Jusqu'où refuser sans risquer le suicide social? La marge est fragile.» Entre mépris et fascination la réponse, on s'en doute, sera complexe.

Dans des passages savoureux, Salvayre parodie la rhétorique des Evangiles, où Tobold surgit en prophète du nouvel ordre capitaliste. «L'idée du Christ en tant que premier entrepreneur international n'est pas nouvelle, elle a été développée par Régis Debray. Son avènement était une régression philosophique et scientifique par rapport aux idées de l'époque: son discours joue sur l'émotion non-argumentative, sur le slogan.»

IRONIE DU HASARD

Si Lydie Salvayre pose une vieille question – «Pourquoi cette servitude volontaire, pourquoi se mettre dans un rapport de subordination?» –, l'actualité a prouvé qu'elle restait brûlante: au même moment où paraissait Portrait de l'écrivain en animal domestique, Yasmina Reza sortait son livre sur Nicolas Sarkozy...

On l'aura deviné, c'est toujours en relation avec le corps social que la romancière-psychiatre sonde les profondeurs complexes de l'âme humaine. «Séparer le moi et le monde est stupide: le moi se construit dans son rapport au monde.» Ses romans sont d'ailleurs particulièrement appréciés aux Etats-Unis, où les écrivains inscrivent volontiers leurs personnages dans une vision sociale ou historique plus vaste, tandis que la France «montre une timidité devant la réalité et privilégie l'autofiction, l'écriture du moi». Elle, elle aime bien trop le monde pour ne pas chercher à l'embrasser: «Il m'appelle, me conforte, m'interpelle.»

 

 

[1] Les dessins érotiques de Picasso ont inspiré à Lydie Salvayre l'essai «Le Vif du vivant», Ed. Cercle d'Art, 2001.

Lydie Salvayre, Portrait de l'écrivain en animal domestique, Ed. du Seuil, 2007, 235 pp.

Signalons la parution en poche du deuxième roman de Lydie Salvayre, La Vie commune (Gallimard 2007, Folio n°4547).

http://www.lecourrier.ch/lydie_salvayre_l_insolence_de_l_art