Héroïque fantaisie

LITTERATURE  L'auteur lausannois publie «La Vallée de la jeunesse», autobiographie fragmentée au rythme de vingt objets qui l'ont marqué. Limpide et émouvant, drôle et rafraîchissant.

 

Avec Ionesco, il partage davantage que le prénom: des origines roumaines, un univers romanesque où une logique imparable régit les situations les plus absurdes, l'humour... «Et Ionesco est le nom de jeune fille de ma mère!», sourit Eugène, qui signait en 2003 l'ubuesque Pamukalie, pays fabuleux – «vrai guide d'un pays surréel» situé entre la Turquie et la Syrie, coupé du monde pendant 75 ans par la dictature sanguinaire et paranoïaque du tyran Bourdayan... «Je me cache beaucoup derrière les gags», avoue celui qui s'est d'abord fait connaître comme le leader et danseur du groupe rock Sakaryn, avant d'écrire pour le théâtre, puis de signer des nouvelles, des livres pour enfants et des romans («Mon nom»). «J'ai vu un psy pendant neuf mois, qui s'étonnait de ma manière de raconter des choses difficiles avec un grand sourire. C'est une protection qui me permet de parler plus légèrement du tragique.» Un certain «humour roumain» qui se nourrit du désespoir, dit-il avec douceur.

LE MONDE DES OBJETS

Au coin des lèvres, un sourire toujours prêt à fleurir et dans le regard, une lueur d'ironie, contrastent avec le timbre tranquille de l'écrivain, de passage à Genève mercredi pour se rendre aux éditions La Joie de lire. La maison publie aujourd'hui La Vallée de la jeunesse dans sa collection Rétroviseur, qui demande à ses auteurs de retracer le passage de l'enfance à l'âge adulte. Un exercice autobiographique pour lequel Eugène a choisi de se raconter à travers vingt objets qui ont marqué sa vie, en bien ou en mal.

«Comment parler de moi sans emprunter les mots des autres? Sans dire 'je suis né à Bucarest en 1969...'? Les objets m'ont permis de faire un détour, pour entrer en force dans mes souvenirs et éclairer des zones obscures de mon enfance.» Le portrait du narrateur se dessine par bribes, chronologiquement, de la Roumanie de Ceausescu à la Suisse romande. L'atlas d'anatomie, un Apostrophes spécial Simenon (qui habite en bas de son immeuble), la maquette de l'Empire contre-attaque ou l'aiguille à ponction, le Rubik's Cube 4x4, une chaussure perdue dans la boue, l'amende de sa mère... Chaque chapitre est structuré comme une petite nouvelle, avec son point d'orgue et sa chute. «Il fallait que je commence le livre par le kilos de tomates lancé avec mon frère du balcon de notre immeuble. C'est l'un de mes plus vieux souvenirs, ça me permettait de parler de la Roumanie et de mes parents absents. Il fallait aussi que je finisse par la mort de mon père.» Un décès soudain qui choque profondément le jeune homme de 34 ans et signe pour lui la fin de l'enfance.

ETAT DE GRACE

Eugène a choisi de se mettre à la place du garçon qu'il fut: le récit est porté par un regard naïf qui lui permet de parler de l'amour, de la mort, de l'identité, avec une légèreté qui culmine dans des passages franchement hilarants. «Dès que j'ai trouvé le point de vue, j'ai écrit La Vallée de la jeunesse en un mois – après un an et demi de réflexion. C'était fluide, une sorte d'état de grâce.»

Son nom d'auteur est-il un clin d'oeil à l'enfance? «Lorsque je dansais dans Sakaryn, je me faisais appeler par mon prénom car mes parents étaient horrifiés!» L'habitude est prise: il sera Eugène tout court. «J'ai commencé à écrire pour comprendre qui j'étais, et ça prend du temps; pour ma famille on verra plus tard!» Dans La Vallée de la jeunesse pourtant, son patronyme surgit pour la première fois dans l'écriture – crié par une directrice d'école à Bucarest, furieuse contre le petit Eugène Meiltz tout fier de connaître par coeur la première leçon de son abécédaire: il lui sera confisqué et l'enfant congédié, en représailles à la «trahison» de ses parents qui ont fui la Roumanie. Leur deux fils les rejoindront à Lausanne plus tard – Eugène a six ans –, peu à peu suivis par le reste de la famille. «Dès 1981, le pays s'est complètement fermé.»

A la lecture de La Vallée de la jeunesse, on s'étonne de la venue à l'écriture de ce garçon qui ne lisait pas. «Mon père était un scientifique mais ma mère était bibliothécaire, et ma tante une grande lectrice passionnée d'égyptologie.» C'est grâce à elles qu'il découvre la lecture, adolescent. Mais l'enfant aime déjà écouter et raconter des histoires. Et Eugène de citer de mémoire un auteur dont il a oublié le nom: «Il faut suivre sa pente, mais en montant.» Et sa pente à lui, «c'est mentir – se raconter des histoires... C'est ce penchant que j'essaye de transformer en quelque chose de positif.»

CREUSER DANS SES DEFAUTS

Sa vie est d'ailleurs marquée par des «antithèses stupéfiantes». Bloqué par des rhumatismes jusqu'à l'âge de 16 ans, il fera plus tard de la danse. «Soulagé par les traitements, je dansais de joie.» Il s'étonne d'être «écrivain en français» alors que sa langue maternelle est le roumain. D'autant que jusqu'à l'âge de 20 ans, les mots le trahissaient. «J'ai exploré ce qui m'était refusé. J'ai dépassé ce qui me bloquait», en prenant des cours de théâtre et d'impro, et par l'écriture, qui lui offre de s'exprimer sans être interrompu. L'ancien bègue collaborera plus tard à l'émission radio satirique «La Soupe est pleine». Et de citer Béjart: «Si tu veux progresser, il faut creuser dans tes défauts.»

Aujourd'hui, Eugène aime le trac, le contact avec le public, «rire avec les gens». Il donne régulièrement des conférences sur la Pamukalie: guide officiel du pays, il parle du farisme, religion dont les adeptes «jouent de leur corps», ou du sbour, l'instrument national. «Il s'agit de performances avec de la musique de Pamukalie, des transparents projetés, des liens avec l'actualité.» Le public se prend au jeu et pose des questions pince-sans-rire sur les coutumes du pays. Eugène a réponse à tout.

Pendant dix ans, il a relevé un autre défi: essayer de vivre de sa plume. «Mais avec 1600 francs par mois, on ne s'en sort pas.» Même avec les commandes – une pièce pour le bicentenaire de la Révolution vaudoise en 1998, la création de la mascotte d'Expo.02 avec l'artiste Bertola, etc. Aujourd'hui, il écrit des piges dans la presse romande et des chroniques pour le magazine d'architecture de l'EPFL. «Les différents genres se nourrissent les uns les autres.» Et parfois surviennent des «miracles», comme cette bourse de Pro Helvetia qui le mènera à Rome dès fin septembre, pour une résidence d'écriture de dix mois à l'Institut suisse. D'ici là, sa dernière pièce Le Masque de chair est montée à Aigle, et il donnera en guise d'au revoir l'une de ses très officielles conférences sur la Pamukalie. 

 

 Eugène, La Vallée de la jeunesse, Ed. La Joie de lire, 2007.

Eugène donne une «conférence» sur la Pamukalie le 25 septembre à 20h, au Club 44, rue de la Serre 64, La Chaux-de-Fonds. Entrée libre, rés: 032 913 45 44.

Sa pièce Le Masque de chair, mise en scène par Yves Burnier, est jouée du 20 au 30 septembre au Théâtre du Moulin-Neuf, rue de la Gare 7, Aigle. Rés: 024 466 54 52 ou www.moulin-neuf.ch

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