Le doute joyeux

LIVRE L’écrivain neuchâtelois signe «M. Karl & Cie», un roman à la fois burlesque et kafkaïen qui confronte son personnage aux rouages d’une grande entreprise. Réjouissant.

 

 

«El krudimané porco dahu matzé», dit la voix androgyne, délivrant son message inepte aux employés. «C’est l’absurde même qui sort des murs», sourit Jean-Bernard Vuillème. Son personnage, d’ailleurs, n’y comprend rien. M. Karl a pris le jour même ses fonctions en tant que médiateur de la Compagnie, un poste qui le propulse d’un coup dans une position de cadre côtoyant les plus hautes sphères du pouvoir. Devra-t-il arbitrer des conflits à l’intérieur de la Compagnie, ou dans ses relations avec ses clients? Installé à son large bureau dans une pièce qu’il partage avec les trois directeurs, les chefs comptable et juriste, et deux secrétaires, il fait mine de s’affairer tout en se posant mille questions.

On rit beaucoup en lisant M. Karl & Cie, joyeusement surpris par la liberté de ton du héros, par sa naïveté et sa bonne foi totale, par ses soudains emportements – depuis quand un médiateur perd-il ses nerfs et se met-il à insulter une secrétaire, à sortir sa «guigui» ou à froisser les joues du directeur? Autant de ruptures jubilatoires qui génèrent des situations burlesques dans le monde si sérieux de l’entreprise.

TROUVER SA PLACE

Le dernier livre de Jean-Bernard Vuillème a une longue histoire, raconte l’écrivain né à Neuchâtel en 1950, auteur d’une dizaine de romans et recueils de nouvelles, d’essais et de chroniques historiques. Il l’avait en effet commencé au début des années 1980, avant de l’abandonner après plusieurs tentatives insatisfaisantes. «Mais ses thématiques restaient brûlantes pour moi. Comment trouver sa place dans le monde? Et quel est ce monde? Je voulais explorer ces questions dans une fiction drolatique.» Trente ans plus tard, il trouve le ton juste – «il faut se sentir vibrer de ce qu’on écrit». Il reprend le tout, imaginant une conclusion inattendue où tous les personnages se révèlent les jouets d’un système. M. Karl n’est plus un jeune homme mais un chômeur cinquantenaire qui joue sa dernière carte. Le sel du roman tient à un subtil mélange entre son désir d’intégration et sa lucidité – sauf vis-à-vis des femmes! –,  le tout entremêlé de ses doutes, interrogations, réminiscences, et du surgissement intempestif de son inconscient... La Compagnie possède d’ailleurs une dimension abstraite et onirique, située  au fond d’une gorge brumeuse dans laquelle on descend comme à la mine, gérant d’impalpables assurances...

REEL ET IMAGINAIRE

Davantage qu’une critique de l’univers de l’entreprise, M. Karl & Cie interroge un «monde pas forcément accueillant», précise Jean-Bernard Vuillème. Un écrivain non plus n’est jamais totalement inclus dans un milieu professionnel... «Il traverse les mondes et parle avec tous», reconnaît l’auteur, qui dit pourtant n’avoir jamais mal vécu les obligations liées à ses activités alimentaires. Journaliste, il a d’abord travaillé pour le quotidien neuchâtelois L’Impartial avant d’être rédacteur indépendant; résidant aujourd’hui à La Chaux-de-Fonds, il collabore au Samedi culturel du Temps et rédige des textes de commande pour divers organismes. «ça demande une grande curiosité. Les gens rencontrés en savent toujours plus que nous – j’aime faire parler les artisans, par exemple. Ce métier m’a obligé à sortir de moi, à m’intéresser aux autres, et un domaine alimente l’autre.»

Parti de «fictions pures», il dit les nourrir à présent de davantage d’intimité, pour réconcilier «une dimension autobiographique et l’imaginaire, avec ses éclats de rire et son invraisemblance. Sans être factice ni gratuit: quelque chose parle derrière le rire.» Il veut ainsi mêler «l’extrême réalité et l’imagination» – qui n’est pas moins réelle quand elle révèle des intuitions justes, des émotions profondes.

SENTIMENT D'ETRANGETE

Sous le pseudonyme de Bernard Jean, il a publié en 2006 son livre le plus autobiographique, le magnifique Fils du lendemain, où il évoquait l’intuition qui l’a habité pendant des années, cette identité cachée qu’il sentait agir en lui: «Il est difficile de formuler ce sentiment d’étrangeté par rapport à son père. On l’éprouve dans ses fibres, mais on a toujours des doutes. Le jour de la prise de sang a été un grand choc, pour mon père civil aussi, même s’il s’en doutait.» Un soulagement aussi, de voir confirmé ce savoir du corps. «C’est également un livre sur ma mère qui sait et se tait. J’ai enfin pu exprimer mon douloureux sentiment de haine envers elle. Aujourd’hui, je ne dirais plus ça. Mais je devais traverser cette histoire pour en rire et la transformer, et montrer cette mère folle qui avait tout construit sur le déni.» Lui s’est constitué dans le silence et les non-dits, dans un doute essentiel qui a fondé son désir d’écriture et donné forme à son imaginaire. «Ecrire, c’est éviter de choisir...»

Comme M. Karl, il s’interroge sans cesse, confesse-t-il dans un rire. «Mais le doute est fécond et constitutif de la littérature.» La pratique du «métier d’écrivain» n’offre pas de certitude durable. Bien sûr, on apprend à force de fréquenter les mots, et l’exigence formelle prend une importance croissante, dit Jean-Bernard Vuillème. Mais il oscille toujours entre un sentiment de maîtrise de sa langue et la crainte de ne plus y arriver, chaque nouveau livre étant un «défi d’exploration». «Tout est toujours remis en jeu. Chaque nouvelle idée génère sa structure et son style.» C’est le contenu qui donne le ton, dans une logique musicale. La langue de M. Karl & Cie se déploie par exemple comme une vague ample, de façon organique et avec une fluidité déconcertante, au rythme des images et des actions, les dialogues étant inclus dans le flux des phrases, mêlés aux pensées de M. Karl et aux péripéties de l’intrigue. «Je cherche une adéquation entre le flux de la pensée et l’écriture. Une manière qui doit résonner dans la conscience et le cœur.»

MYSTERIEUSE INTERACTION

On devine Jean-Bernard Vuillème proche de ses personnages. Il a exploré leur relation particulière dans Pléthore ressuscité (prix Dentan 2009), où il ramène à la vie un personnage apparu dans des nouvelles en 1982, puis dans le roman Le Règne de Pléthore un an plus tard. «Je me suis demandé si je pouvais le reprendre, comme un petit soldat auquel on remonte un ressort et qui se remet à fonctionner.» Peut-on faire repartir un personnage oublié de tous? Peut-il s’affranchir de son auteur? Est-ce que lui aussi a vieilli entre-temps? Pléthore ressuscité explore ces questions de manière ludique. «Pléthore est vite perdu: le monde a changé et il doit demander de l’aide à son auteur. A un moment, ce dernier se sent mal  – pendant la rédaction du livre, j’ai eu un infarctus. Que deviendrait le personnage sans son auteur? Pléthore est obligé de conquérir son autonomie et l’auteur en perd un moment le contrôle...»

Qui fait quoi, qui nourrit qui? «L’esprit et le corps sont investis de ce qu’est l’auteur; en même temps, le personnage en mouvement dans son univers crée des retours qui lui sont propres.» Et c’est dans cette interaction mystérieuse, ce dialogue entre soi et soi, que l’imagination se déploie, infinie et inattendue.

 

Jean-Bernard Vuillème, M. Karl & Cie, Ed. Zoé, 2011, 196 pp.

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