Les règles du je

LITTERATURE La jeune auteure française était à Genève pour une «lecture interactive» de son dernier roman, où le lecteur se met dans la peau de Buffy, chasseuse de vampires.

 

 

«Je suis moi-même un personnage de fiction, je m'écris dans la vie et dans mes livres. Ce n'est pas une pose, mais une manière de vivre.» On la croit volontiers. Arrivée de Paris la veille, Chloé Delaume sirote un Coca light, légèrement tendue avant sa lecture à la librairie Le Parnasse. Les Genevois y découvriront que son dernier roman, La Nuit je suis Buffy Summers, invite le lecteur à se faire lui aussi personnage de fiction et auteur de l'histoire. S'inspirant des «livres dont vous êtes le héros», cette «autofiction collective» détourne la série télévisée Buffy contre les vampires, joue avec les références et règle au passage son compte au milieu littéraire parisien adepte du «vide».

«Dans la série, après six ans de diffusion, un épisode nous apprend que Buffy est schizophrène et internée dans un hôpital psychiatrique», explique Chloé Delaume entre deux cigarettes. «Sa mission d'Elue, son combat contre les vampires et les forces du mal, tout se passe en fait dans sa tête.» Le lecteur se retrouve donc dans le corps d'une jeune femme parfaitement amnésique, internée dans un hôpital psychiatrique dont le sous-sol abrite un étrange trafic d'organes: «Il peut choisir d'être Buffy, Chloé Delaume, ou se mettre lui-même en scène.»

LE LECTEUR RESPONSABLE 

Plus tard, au Parnasse, elle s'interrompra avec impatience au beau milieu de sa lecture pour réveiller le public: c'est qu'il met du temps à choisir l'une des possibilités offertes par le récit. Et pour la jeune femme, inciter le lecteur à sortir de son rôle d'auditeur passif pour devenir acteur de l'histoire est davantage qu'un jeu: un engagement à récupérer sa narration propre. Ainsi dans La Nuit..., qu'on échoue, qu'on vive ou qu'on triche, on est responsable de l'évolution du récit. «Nous vivons tous dans des fictions collectives – sociales, économiques, familiales. Je veux rappeler qu'on est maître de son destin. Nous sommes un récit, et nous en sommes l'auteur et l'acteur, pas seulement le narrateur.»

Née en 1973 à Paris d'un père libanais et d'une mère française, Chloé Delaume s'est inventée «un vendredi poisseux de 1999», écrit-elle dans La Vanité des Somnambules: elle sera dorénavant Chloé comme le personnage de L'Ecume des jours de Boris Vian, et Delaume d'après L'Arve et l'aume d'Antonin Artaud. Depuis, elle a publié treize livres sous les auspices de Raymond Queneau, Jules Laforgues, Georges Perec ou Alfred Jarry.

PERES EN ECRITURE

Autant de pères en écriture pour remplacer un père réel au goût amer: à l'âge de dix ans, de retour en France après qu'une bombe a détruit la maison familiale à Beyrouth, elle voit son père tuer sa mère et se suicider. Au sortir d'une adolescence à la dérive, elle découvre dans l'écriture un moyen de se réapproprier sa propre histoire. «La littérature a été pour moi un vecteur de résilience. Il s'agit de se réécrire en ayant la sensation de davantage maîtriser sa vie», dit-elle. Chloé Delaume n'est pas un simple pseudonyme: c'est une nouvelle identité. «Ne pas séparer le personnage de fiction de l'écrivain m'a donné la liberté. Ça allait de pair avec une quête identitaire, qui était au centre de mes deux premiers livres, Les Mouflettes d'Atropos et Le Cri du sablier

Dans ses romans les hommes sont violents, lâches, creux, destructeurs. Après la violence physique du père et celle, affective, de son premier mari – avec lequel elle avait lancé la revue EvidenZ –, les hommes lui paraissent haïssables. «Je prenais Valérie Solanas au pied de la lettre: il fallait les enfermer dans des camps. J'étais pour l'extinction de la race humaine, je ne voulais pas d'enfants.» Depuis, un mariage heureux l'a adoucie. Reste que la vengeance est un moteur: «Un esprit de revanche – personnelle, sociale – m'anime. C'est le seul moyen de me faire entendre. Etre orphelin pèse beaucoup socialement, tout est plus difficile: trouver un appartement, financer ses études...»

Elle s'en sort toute seule en se réinventant. Elle se fixe des règles de jeu, de vie, imagine des mises en situation qui ouvrent sur des expérimentations stylistiques. Sur les traces de la littérature à contraintes des Oulipiens, elle explore le monde virtuel du jeu vidéo Les Sims dans Corpus Simsi, les règles du Cluedo dans Certainement pas, passe vingt-deux mois devant le petit écran pour J'habite dans la télévision. «Oui, ça peut abîmer, transformer, dit-elle simplement. Mais j'ai besoin de cette mise en danger, sinon ce n'est pas intéressant.» L'expérimentation est le pivot d'une démarche où écriture et vie sont imbriquées. «Ecrire me donne un équilibre. Ça n'est pas facile tous les jours d'être un peu maboule», glisse-t-elle.

ORALITE ET MULTIMEDIA

Alors elle travaille beaucoup, mène de front plusieurs chantiers – «Sinon je m'ennuie.» Des paroles de chansons pour Dorine Muraille et Indochine, un disque sur le terrorisme avec le groupe électro Penelops, un roman – Le Livre des morts – dont la première partie est en ligne sur son blog, un projet de théâtre expérimental, des textes pour des revues ou pour un catalogue d'art contemporain, des lectures et performances, et la pièce de théâtre Transhumances, une commande de Bernard Comment pour France Culture.

Proche des poètes sonores, Chloé Delaume s'intéresse à l'oralité et au multimédia, joue avec les structures des nouvelles technologies – à l'instar des textes numériques, son Buffy ne se lit pas d'une manière linéaire. Le support papier n'est pour elle que le volet écrit d'une vaste expérimentation sur la langue, qu'il est urgent de remettre au coeur de la problématique esthétique. Elle s'insurge contre ces romans français basés sur le «je fais ci, je fais ça», qui «confondent littérature et simple restitution des faits». Par réaction, sa définition de la littérature est celle de la poésie: la narration est secondaire par rapport à la langue, sa prose est une musique rythmée d'alexandrins. «Je ne fais pas forcément exprès, mais quand une phrase sonne mal, c'est souvent qu'il manque un pied.» Mêlant différents registres de langage, elle triture les mots comme une matière sonore, avec sensualité et violence.

Le milieu littéraire parisien foisonne d'initiatives stimulantes, de petites maisons d'édition, de rencontres et de performances peu relayées par les grands médias, regrette Chloé Delaume. «En France, le commerce a triomphé, il n'y a plus de critique littéraire, il n'y a que des journalistes. Les jeunes critiques motivés n'ont pas accès aux grands journaux s'ils ne font pas ce qu'il faut en matière de mondanités.» Elle décrit un monde incestueux régi par des relations de pouvoir. Résultat: «La presse culturelle papier, c'est de la merde.» Reste Internet, précieux espace de liberté. Et dès janvier, Chloé Delaume lancera une nouvelle revue, avec Hugues Jallon et Jean-Charles Massera notamment. Elle mettra en avant «les littératures et les fictions expérimentales, avec une ligne esthétique et politique claire». Et permettra aussi de «montrer qu'on est beaucoup, même si on n'a pas pignon sur rue». Son nom? T.i.n.a., acronyme de «there is no alternative». En 1983, c'est la formule qu'employa Margaret Thatcher pour dire qu'il n'y avait plus d'alternative au libéralisme.

 

Chloé Delaume, La Nuit je suis Buffy Summers et Transhumances, éditions è®e, 2007.

www.chloedelaume.net

http://www.lecourrier.ch/chloe_delaume_les_regles_du_je