Mille et une vies

LITTERATURE L'auteure genevoise née en 1920 publie «Eclats de vie», recueil de fragments autobiographiques.

 

«J'ai simplement essayé d'écrire à peu près bien de petits textes, ce n'est pas facile, il faut une chute et le tout doit se tenir, être ramassé.» C'est avec modestie, assise menue dans son grand fauteuil rouge, qu'Yvette Z'Graggen parle d'Eclats de vie: vingt-cinq histoires brèves et limpides, autant de fragments qui font écho à toute son oeuvre. Car ce «livre dernier», selon ses termes, reprend des motifs développés ailleurs: la petite fille timide qui veut écrire des histoires, le père dentiste, souvent colérique, son travail de secrétaire pour la Croix-Rouge pendant la guerre, les vacances au Tessin avec sa mère, Venise, l'Espagne... Les anecdotes se succèdent et dessinent le portrait de l'auteure: à travers ses interrogations sur l'amour, la solitude, la vieillesse ou la mort on la devine fragile et courageuse, éprise de liberté, lucide. «Au fond de tout, la chose la plus importante, c'est le plaisir d'écrire», conclut-elle simplement. Elle accueille chaleureusement, avec gaîté, dans son trois pièces genevois. Et dans le salon clair malgré le temps maussade, entre l'ordinateur et la bibliothèque, les «éclats» de sa vie semblent étrangement familiers.

C'est qu'Yvette Z'Graggen a construit une oeuvre où fiction et autobiographie se répondent en un jeu de miroirs, pour tracer les contours d'un univers cohérent. Sa vie a été marquée par trois grandes questions, explique-t-elle: l'Allemagne, pays de nombreuses amitiés, la guerre, et sa double appartenance. D'un côté, le milieu aisé de sa mère, fille d'un dentiste d'origine austro-hongroise: «J'ai été une petite fille bien élevée de la bourgeoisie genevoise, qui fréquentait des écoles privées.» De l'autre, la misérable campagne glaronnaise qu'a quittée son père avant de reprendre le cabinet dentaire du beau-père. Elle avait un peu honte de ces origines alémaniques, sourit Yvette Z'Graggen, et de son drôle de nom qui vient d'Uri – l'arrière-grand-père s'était exilé à Glaris pour travailler dans une fabrique de textiles.

VIVRE LIBRE

Dans Changer l'oubli, elle enquête sur ce Glaris renié de son père, pour mieux le comprendre. A sa mère et à sa grand-mère Jeanne, elle consacre le magnifique Mémoire d'elles. «Jeanne a fait de longs séjour en asile psychiatrique, malade d'amour pour son mari dans une époque conformiste. Les femmes dans ce milieu restaient confinées à l'intérieur, entourées de domestiques, à ne rien faire. Il était impensable de sortir boire un verre avec une amie.» Frustrations et tensions débouchaient sur des maladies psychiques «ou s'exprimaient violemment – la mère de mon mari s'est retournée contre son fils. On revient de loin!» Dans Eclats de vie, l'écrivaine rend hommage à ses «anges gardiens»: des bonnes de l'enfance aux aides-soignantes de la vieillesse, ce sont toujours «des femmes, des visages de femmes, des mains de femmes. Des premiers jours aux derniers jours. D'un mystère à un autre mystère.»

Elle a trouvé sa liberté dans l'écriture, revendiqué son indépendance – financière, sexuelle. «Ecrire est une façon d'imaginer des vies différentes, de se créer une existence plus grande.» Enfant, elle invente l'histoire de deux petites filles mal élevées «qui faisaient toutes les sottises que je ne pouvais pas faire!» Son premier roman, La Vie attendait, crée un petit scandale: «Par la manière d'être de mes personnages féminins, je montrais qu'il était possible de vivre libre. Mais ce n'était pas une visée féministe consciente, militante, comme chez Alice Rivaz.»

JUSQU'AU BOUT DE LA RUE 

L'écriture est aussi un outil pour éclairer certaines zones d'ombre. Vécue dans un mélange de frustration et d'aveuglement, la Seconde Guerre mondiale est l'objet d'interrogations douloureuses: «Comment ai-je pu ne rien savoir? Comment ai-je pu croire que si les réfugiés étaient refoulés, c'était pour de bonnes raisons? Qu'aurais-je fait si j'avais su?» Dans Les Années silencieuses (1982), elle reprend le déroulement de la guerre, les informations accessibles à la jeune femme qu'elle était et qui lisait La Suisse – prudent quotidien ancré à droite –, les confronte à sa vie insouciante. La guerre est aussi au coeur de Matthias Berg (1995), son roman le plus célèbre. «Après la guerre, en mission pour le CICR, j'ai vu l'Italie en ruines, Milan dévastée. Pas une maison debout, alors que je débarquais d'un petit pays tranquille. C'était un gros choc, même si je m'y attendais.»

De 1941 à 1943, après des études secondaires, Yvette Z'Graggen est secrétaire à la Croix-Rouge dans un service qui envoie des vivres et des médicaments aux populations civiles. Elle désire plus que tout écrire, aimer, vivre sa jeunesse volée. «J'étais tellement malheureuse d'être secrétaire! J'avais besoin de sortir de la grisaille du quotidien.» Elle va travailler à pied et invente chaque matin, pendant le trajet, la scène qu'elle écrira le soir dans sa chambre sous les volutes de sa cigarette. La Vie attendait sort en 1943 – «un gros livre avec beaucoup de personnages et des intrigues croisées, sur le modèle des romans anglo-saxons».

Suivront d'autres textes, d'autres emplois, avant une carrière de trente années à la Radio suisse romande où, dès 1952, elle anime des émissions éducatives et littéraires. Yvette Z'Graggen écrit des chroniques et des pièces radiophoniques, publie des articles et des nouvelles dans la presse, se marie. En 1974, entre son travail et sa fille, elle n'a plus de temps pour la fiction. Elle se lance alors dans une sorte de journal: «Je n'avais pas de personnages à toujours réinventer, et j'avais envie d'écrire pour le plaisir. Ça me manquait.» Elle vit de plus «des choses difficiles: ma mère s'est effondrée d'un coup, je me suis séparée de mon mari, et j'ai vécu un amour – le dernier, j'avais déjà 59 ans – qui a capoté. J'ai eu besoin d'écrire tout ça.» Ce premier texte autobiographique, publié sous le titre Un Temps de colère et d'amour (1980), reçoit un accueil chaleureux qui lui donne le courage de continuer dans cette veine.

Elle sera encore documentaliste à La Comédie dirigée par Benno Besson dans les années quatre-vingt, traductrice d'auteurs alémaniques et tessinois. Elle mène une vie «large», comme elle le dit. Une vie longue qui fait s'éloigner l'enfance, devenue «floue, un peu tremblée, comme les films en noir et blancs des débuts du cinéma».

Aujourd'hui marcher lui est devenu difficile. Elle pense souvent à la vieillesse, dit-elle. Et pourtant le texte qui clôt Eclats de vie est tout consacré à son petit-fils Robin, dix ans: «Autrefois, quand il commençait à marcher, j'étais émue de tenir sa main toute petite et fragile. Aujourd'hui, je m'appuie sur lui pour traverser la salle à manger: il me précède, me guide, et c'est un peu comme s'il voulait m'emmener loin de la longue histoire qui est la mienne, avec ses souvenirs et tous ses fantômes.»

Les récits pourraient s'enchaîner encore, mais il faut prendre congé de cette grande dame: Yvette Z'Graggen attend la visite de Robin, qui aime marcher avec elle jusqu'au bout de la rue.

 

Yvette Z'Graggen, Eclats de vie, Ed. de L'Aire, 2007, 122 pp.

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