Instants captifs

POESIE Ancien juge au Tribunal cantonal, le poète vaudois se consacre aujourd'hui entièrement à l'écriture. Il vient de publier «Roussan», et la BCU de Lausanne lui consacre une exposition.

 

 

Le petit immeuble de la rue du Midi semble hors du temps. Au rez-de-chaussée, l'appartement ouvre sur un jardin, îlot de verdure en plein coeur de Lausanne. Dans le calme de l'après-midi, le soleil qui entre par les baies vitrées illumine les boiseries anciennes. Au mur, des oeuvres d'artistes avec lesquels Pierre-Alain Tâche a collaboré; dans chaque pièce, des livres. Ancien juge au Tribunal cantonal, aujourd'hui à la retraite, le poète vaudois peut se dédier entièrement à l'écriture. Il vient de confier son fonds d'archives à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, qui lui consacre une exposition. Jusqu'en mars, on peut y découvrir la genèse de son oeuvre, les lieux et les motifs qui la traversent, les lignes de force d'une «poétique de l'instant» qu'il explore depuis plus de quarante ans à travers une trentaine de recueils.

LE MYSTERE D'ÊTRE

La poésie, c'est «une manière de vivre, de voir, de sentir; un désir de le communiquer; et beaucoup de travail», résume-t-il, confortablement installé dans le canapé de son salon. A priori, la figure du juge à la retraite ne colle pas avec celle du poète aux semelles de vent. Mais Pierre-Alain Tâche écrit depuis l'âge de 12 ans. «Seulement, à l'heure des choix, on comprend vite qu'on ne va pas s'en sortir et qu'on est condamné à opter pour un deuxième métier.» Pour lui, ce sera le droit, comme Racine ou Jean Follain, poète français qu'il admire. Il partage donc sa vie entre «deux univers avec un langage et des structures de pensée complètement différents», où l'écriture est «un jardin secret à partager qui m'a aidé à supporter les difficultés du métier de magistrat».

Le langage juridique a besoin de certitudes, la poésie est au contraire «un état de veille, où exercer une vigilance par rapport à la routine du langage». Pierre-Alain Tâche écrit «pour se rapprocher du mystère d'être», dans une perpétuelle remise en question de soi et de la langue. Une posture «qui demande à chaque fois d'être sans idées préconçues, d'avoir un regard neuf». Au point qu'on lui a parfois reproché les différences de tons de ses ouvrages, en vers libres. «Mais dans l'idéal, il faudrait une forme ajustée à chaque poème.»

La poésie est une quête, un chemin à parcourir, une responsabilité vis-à-vis de soi-même. «Ce qui m'émeut et me meut, c'est la beauté du monde et ce quelque chose de caché au revers que la parole tente de découvrir», dit-il. En parallèle à ses recueils, dont le premier, «Greffes», est paru en 1962, Pierre-Alain Tâche a publié des articles critiques dans une cinquantaine de revues suisses ou françaises, côtoyant des poètes comme Pierre Reverdy, Jacques Réda, Gustave Roud, Pierre Jean Jouve, Jacques Chessex ou Philippe Jaccottet. Ces rencontres ont contribué au mûrissement de sa pratique poétique et au surgissement d'une conscience claire de son travail. Il dit s'inscrire dans la continuité de «la grande question de la moitié du XXe siècle: celle de la Présence, qui n'est pas forcément Dieu». C'est à travers l'expérience première d'un lieu qu'émerge «quelque chose de l'ordre de notre rapport au monde»: «Quelle est cette relation étrange qu'on entretient soudain avec une branche qui vibre dans le soir? Pourquoi cette émotion? Qu'est-ce que cela veut dire par rapport à ma vie, et pour le lecteur?»

PRESENCE AU MONDE 

L'état de poésie requiert ainsi, d'abord, une disponibilité au présent. «Une poétique de l'instant (à laquelle je n'ai cessé de tendre) suppose une aptitude à être tout entier présent au monde, dans ses manifestations les plus diverses, les plus inattendues et, même, les plus incongrues», écrit Pierre-Alain Tâche dans le livre qui accompagne l'exposition. L'adhésion entre «l'être et l'image» implique une durée: «L'instant, alors, serait la bulle – c'est-à-dire l'espace – où ils se rejoignent, invariablement.»

Le poète renonce à sa grille de compréhension du monde, laisse de côté son savoir, sa mémoire, pour atteindre cet état où l'esprit et la raison font silence. La marche, la contemplation d'un pré, d'un tableau, sont autant de manières de se libérer de la pensée. «Il faut simplement prendre le risque de ne pas aller au devant du monde avec 36 paires de lunettes.» Ce qui se passe dans l'instant suscite alors «un sentiment de plénitude, d'harmonie et d'appartenance», continue Pierre-Alain Tâche. «Une part du monde entre en vous et pourra se dire à travers vous. J'ai la faiblesse de penser que c'est quelque chose d'universel, qu'il est possible de transmettre à d'autres ce sentiment.»

Pour cela, un long chemin est nécessaire. Lui qui revendique un attachement au réel a besoin de temps pour trouver les mots justes, loin des automatismes et des formules convenues. Car dans cet état de sommeil éveillé surgissent d'abord des images, souvent contradictoires et qui, rapprochées au sein d'une même phrase, vont agir comme un arc électrique. «Il ne s'agit pas de parler, mais d'être parlé.» Le poète doit accepter l'obscur, consentir de ne pas comprendre ce qu'il écrit, puis se lancer dans un travail de clarification qui peut prendre des années. «On ne peut pas travailler le matériau tout de suite, car la raison prend vite le dessus, explique Pierre-Alain Tâche. Il m'arrive de chercher un adjectif pendant des mois.» «Roussan», paru en novembre, en est un bon exemple: les textes de la partie centrale ont vingt ans. La «poétique de l'instant» convoque donc le jeu de la mémoire: «Que retient-elle? Pourquoi n'est-ce pas ce qu'on avait vu qui surgit? Quel est le rôle de l'imaginaire face à la réalité que l'on veut traduire?»

DIALOGUES

Le sens recherché est toujours en relation avec la vie. «Mais s'il pouvait être vécu immédiatement, il n'y aurait pas besoin d'écrire», analyse-t-il. «C'est l'expérience de l'écriture qui permet de le trouver.» D'autres émotions peuvent l'éclairer: la rencontre avec une peinture, une musique, qui proposent elles aussi «une énigme et une réponse». Pierre-Alain Tâche a d'ailleurs travaillé en dialogue avec plusieurs artistes – son épouse Martine Clerc, Garache, Alexandre Hollan dont il nous montre les toiles, où les formes deviennent vibrations. Quant à la musique, elle offre à ses yeux une immédiateté quasi idéale. «Si j'avais pu, j'aurais été compositeur», avoue Pierre-Alain Tâche, qui préside la commission musicale de l'Orchestre de chambre de Lausanne.

Sa quête de l'instant le met au coeur d'un monde perçu comme foisonnant, où il est souvent rattrapé par l'histoire: ses textes témoignent aussi d'un devoir de mémoire, qui n'empêche ni l'humour ni les situations drolatiques. «La poésie est une résistance en soi. Elle dit que l'essentiel est ailleurs. Je suis engagé – dans le doute, l'ouverture, l'attention.» Face à la mort, à la finitude, la poésie permet enfin «des joies intactes, comme si on pouvait rejoindre l'enfance ou le paradis perdu. Elle donne à vivre plus intensément.» Peut-être parce qu'elle offre de vivre deux fois. 

 

Expo. «Pierre-Alain Tâche. Une poétique de l'instant», jusqu'au 31 mars à la BCU, place de la Riponne, Lausanne.

Lire. Pierre-Alain Tâche, une poétique de l'instant, hommages, études et inédits réunis par Anne-Lise Delacrétaz, commissaire de l'exposition, Ed. BCU, 2006, 284 pp.

Pierre-Alain Tâche, Roussan, éd. Empreintes, 2006, 110 pp.

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