Planète mobile

LITTÉRATURE L'écrivain français fête ses 80 ans. Ses «OEuvres complètes», immense chantier en mouvement perpétuel, sont en cours de publication.

 

 

Etats-Unis, 1960. Michel Butor est époustouflé par son premier voyage en terre américaine. «Le pays m'a tellement fasciné que le roman en projet a fondu», raconte-t-il au téléphone de sa voix chaleureuse. «Ça a donné une sorte de poème, Mobile», où des collages – fragments d'encyclopédies, articles de journaux, descriptions de voitures – tentaient de traduire une expérience kaléidoscopique. Mobile, étude pour une représentation des Etats-Unis marque une rupture radicale avec le genre romanesque, déroute le public et la critique. «Un scandale. J'ai été obligé de me défendre, de trouver des répondants...» Car Michel Butor dérange: sans gêne, il se débarrasse de l'étiquette qu'on lui avait collée. Jeudi, il a fêté ses 80 ans, mais il reste au coeur d'un malentendu tenace: depuis que La Modification a reçu le Prix Renaudot en 1957, le grand public le lie définitivement au Nouveau roman. Il a bien côtoyé Alain Robbe-Grillet – qui voyait en lui un rival –, Nathalie Sarraute ou Claude Simon, mais Degrés, le dernier de ses quatre romans, a été publié il y a plus de quarante ans...

NOSTALGIE

Depuis ses début en écriture, Michel Butor poursuit une recherche audacieuse et hors normes sur la forme du livre. Essais, poésie ou livres d'artistes, son oeuvre foisonnante – environ 1500 titres! – est engagée dans un vaste dialogue, une circulation d'idées et d'amitiés entre différentes expressions artistiques. «Adolescent, j'étais tenté par la peinture et la musique», raconte Michel Butor. Il choisit la littérature: elle est «entre les deux, et nostalgie des deux». Par la poésie, il veut «faire voir et entendre, ouvrir les yeux et les oreilles des gens». Après un passage par le roman, il abandonne donc le genre en 1962, année de parution de Mobile et d'un premier livre d'artiste – Rencontre, réalisé avec le graveur chilien Enrique Zanartu. «La poésie est revenue par le biais des livres d'artistes, des écrits avec les peintres», précise Michel Butor, qui a aussi écrit sur l'art. «Puis elle a tout envahi. Je n'ai pas pu continuer à écrire des romans.»

MOTS DANS L'ESPACE

Qu'il se coule à l'intérieur de l'image, qu'il écrive un texte en regard d'une estampe, ou que le peintre lui commande un inédit, les contraintes formelles sont pour Butor une source d'inspiration. Ecrire dans l'image est une expérience troublante: «L'art reste sacré pour nous, le cadre l'indique d'une manière très forte; dans les musées, il est interdit de toucher les toiles.» Entrer à l'intérieur du cadre demande beaucoup d'audace, et la confiance de l'artiste. «On risque de déranger son oeuvre, il faut faire attention aux mots et à l'endroit où on les met.» Le poète se fait peintre – «Mon rêve s'est réalisé!» Michel Butor travaille actuellement sur le livre d'un ami, six petits cahiers pliés en trois. «Le texte doit convenir à la couleur, à l'atmosphère, mais il doit aussi être à l'aise à l'intérieur de cette architecture. C'est difficile. Cela m'oblige à écrire de nouveaux textes, à travailler!»

Ce dialogue s'avère fécond: une rencontre en entraînant une autre – «ma gamme de peintres a augmenté» –, Michel Butor a signé environ 800 livres illustrés, et 300 livres manuscrits réalisés avec une cinquantaine d'artistes contemporains. Une production à la fois foisonnante et quasi clandestine, puisque les ouvrages sont réalisés à quelques dizaines d'exemplaires, voire à une douzaine pour les livres manuscrits. Conservés chez l'écrivain et chez les artistes, ils restent inconnus du grand public ou des collectionneurs.

A L'ECART

Pour nous aussi, ils demeureront mystérieux. Lors de notre rendez-vous «A l'Ecart», la vieille maison de pierre où habite Michel Butor, perchée au-dessus de Genève, sur les hauteurs de Lucinges, seul son chien nous accueille. Appelé ailleurs, l'auteur ne nous fera pas visiter les pièces où il range ses milliers de livres. Pour s'y retrouver, il a dû mettre sur pied un véritable travail de bibliothécaire. Dans «Le catalogue de l'Ecart», les ouvrages sont classés «par titre, année, nature du livre, nom de l'éditeur, de l'artiste... et l'endroit où je peux les trouver! Tout est sur mon ordinateur.» Et accessible en ligne, sur son site Internet.

S'y perdre donne le vertige. Michel Butor y met de l'ordre, en préparant l'édition de ses oeuvres complètes. Au moins dix volumes sont prévus aux éditions de La Différence, sous la direction de Mireille Calle-Gruber. Une «oeuvre-galaxie en expansion», selon la spécialiste. Les deux premiers tomes, «Romans» et les essais de «Répertoire 1», sont sortis au printemps dernier. Le chantier devrait durer encore cinq ans.

Entre ouvrages calligraphiés reproduits à une poignée d'exemplaires et site Internet, le contraste est frappant. «J'aurais aimé avoir un ordinateur pour «Mobile», ça m'aurait été vraiment utile, remarque l'écrivain. Le type d'écriture que l'ordinateur rend possible m'est proche.» Lecture non linéaire, possibilités combinatoires, les expérimentations de Michel Butor profitent de la souplesse numérique. Il a fréquenté les surréalistes mais n'a jamais voulu faire partie du groupe. «J'avais une grande admiration pour André Breton, mais je suis toujours resté en marge. Je n'aimais pas les réunions et je ne voulais pas signer de manifestes.» Il déclare sacrée son indépendance. Ce n'est pas un hasard si sa maison se nomme «A l'Ecart». «Elle est à l'écart du village, de Genève, de Paris bien sûr.»

DE L'AUTRE COTE

Ce recul lui est nécessaire: «Je suis presbyte, comme toutes les personnes d'un certain âge: je vois mieux ce qui est loin que ce qui est sous mon nez.» La distance permet non seulement de garder un esprit critique, mais aussi «d'inventer et de devenir un esprit critique. Si on est à l'intérieur d'un certain milieu, on le critique comme il se critique lui-même.» Lui a beaucoup voyagé, justement «pour voir ce qu'il y a de l'autre côté de la frontière. En quoi les gens sont-ils différents, et qu'est-ce que cela nous apprend sur nous-mêmes?» Egypte, Angleterre, Etats-Unis, Japon, Australie, Brésil, Chine nourrissent ses écrits. Il posera ses valises à Genève, où il rencontre sa femme – ils auront quatre filles – et enseigne à l'université jusqu'à sa retraite.

«Le travail de professeur m'a beaucoup aidé comme écrivain», souligne-t-il, jetant encore un pont entre deux domaines. En l'obligeant à relire les classiques, à travailler sur la langue, l'histoire des idées et de la littérature; en lui donnant la matière de ses essais, très peu «universitaires» mais inspirés de ses cours; et par la relation avec ses étudiants, qui lui ont «apporté de la fraîcheur». «Ceux des années 1970 ne sont pas les mêmes que ceux des années 1990, ils n'ont pas la même culture. Beaucoup de profs interprètent ce changement de manière négative, alors qu'ils ont beaucoup à nous apprendre. La façon dont ils écoutent, dont ils comprennent ou non, est très instructive.»

BOULEVERSEMENTS

C'est ainsi que Michel Butor transforme les frontières. «Elles ne sont plus des lieux de mort, de guerre, mais des lieux où on parle et où on invente quelque chose de nouveau.» Vivre à l'écart pour rester en mouvement... L'attitude révèle une posture existentielle: pour Michel Butor, le poète ne peut être qu'engagé. L'art fait partie du fonctionnement de la société, la transformer demande donc de changer les formes que prennent le théâtre, la peinture, la littérature ou l'enseignement – «c'est-à-dire la façon dont on transmet son propre savoir, son désir de savoir». Il distingue deux formes d'art: «Celles qui aident la société à se maintenir telle qu'elle est, et celles qui la font bouger.» Une société court en permanence un risque d'effondrement, poursuit-il, et ce qu'on nomme «culture» lui donne des moyens pour l'aider à ne pas se dégrader, à continuer, «donc à évoluer, dans la mesure où elle doit toujours répondre à de nouveaux défis. Aujourd'hui, toute une partie de la production littéraire essaie de faire en sorte qu'elle ne change pas trop.»

Et de citer l'abondante production de romans, par exemple. «Les best-sellers sont des livres de conservation. Ils jouent un rôle important à cet égard, même si eux ne se conservent pas.» Il leur oppose ces ouvrages qui «ne se diffusent pas rapidement car ils inquiètent, et possèdent un potentiel de bouleversement». Dans une société qui va mal, les constantes explorations formelles de Michel Butor sont une façon de mettre en mouvement le monde et les esprits. «De nouvelles formes artistiques créent un nouveau vocabulaire», dit-il. A nouveau, la peinture aide à s'exprimer. «On sent des manques, arrive la peinture, qui nous montre la façon dont on peut décrire la lumière, ou de nouvelles formes à l'intérieur d'un rectangle.» C'est la base du changement: «On ne peut modifier la société qu'en modifiant la façon de voir les choses, donc la façon de parler.» 

 

OEuvres complètes, éd. de La Différence, 2006: «Volume I - Romans», 1260 pp. «Volume II - Répertoire 1», 1080 pp.

Seize lustres, éd. Gallimard, 2006, 280 pp.

Octogénaire, éd. des Vanneaux, 2006, 182 pp.

Site de Michel Butor: http://perso.orange.fr/michel.butor

Dictionnaire Michel Butor, immense site-index créé par Henri Desoubeaux: http://perso.orange.fr/henri.desoubeaux

http://www.lecourrier.ch/michel_butor_planete_mobile