L'envers du décor
LITTÉRATURE A 35 ans, la poétesse vaudoise publie «Ses pieds nus», son deuxième recueil de nouvelles. L'écriture est pour elle révolte et respiration.
Sensualité et discipline, rage et mélancolie: elle est à l'image de ses textes, travaillée de contrastes étonnants, oscillant entre deux univers dans une sorte de mouvement fécond qui lui donne de la profondeur. Les sept nouvelles qui composent Ses pieds nus sont tissées de non-dits, de ces silences qui font naître la tristesse derrière l'apparente banalité des faits. «Je suis plutôt optimiste mais les côtés sombres m'intéressent, déclare Claire Genoux. J'aime l'envers du décor, les sentiments ambivalents.» Dans ce café en face de la gare de Morges, elle parle d'une voix douce de son dernier recueil de nouvelles et de la naissance de sa fille, en juin. Elle vient de s'installer à Lonay, entre Morges et Lausanne, enseigne le français au Centre de langues de l'EPFL, et explique qu'elle s'est toujours arrangée pour obtenir de «petits mandats précaires» qui la laissent «libre pour écrire». Question d'équilibre.
C'est pour sa poésie que Claire Genoux se fait d'abord remarquer. Son premier recueil, Soleil ovale, paraît en 1997, l'année où elle obtient sa licence en lettres à Lausanne. Il sera suivi de Saisons du corps, Prix Ramuz de poésie en 1999. Mais la jeune femme a toujours écrit poèmes et prose en parallèle, et travaille de la même manière les deux formes d'écriture. La seule différence, c'est que «les poèmes sont plus denses. Je creuse plus profondément. Les nouvelles ont plus d'espace à plat. Ça me permet de me dérouiller les jambes», explique-t-elle en filant la métaphore sportive.
TRAVAUX DU CORPS
Car l'écriture est pour elle un geste, dans sa dimension tactile et sensuelle. «J'ai toujours aimé l'acte d'écrire, dit-elle. Petite, quand on devait faire des lignes de lettres, une fois l'exercice fini je recommençais avec la main gauche, pour le plaisir du geste.» Elle écrit à la main, sur la page de gauche d'un cahier, laissant celle de droite vide pour les corrections. «Je recopie cette première version à l'ordinateur, je l'imprime et je la colle sur la page de gauche de mon cahier pour la retravailler. Il est important pour moi de pouvoir noter, biffer, feuilleter, voir toutes ces strates de travail. Le cahier devient épais, énorme, j'adore le sentir.»
Adolescente, en quête d'un moyen d'expression et d'une discipline, elle se prend de passion pour la danse classique. «Mais je n'avais pas la morphologie.» C'est dans l'écriture qu'elle trouvera ce plaisir – celui de «maîtriser son corps» fait écho à celui de «livrer un texte qui paraît fluide, facile, alors qu'il m'a fait suer». Claire Genoux cite Marguerite Duras: «Ecrire, c'est hurler en silence.» «Ma révolte emplit mes poèmes et mes nouvelles.» On imagine la colère derrière sa douceur, une violence qui s'exprime dans un corps à corps épuisant avec les mots. «Quand je retravaille mes premières versions, les textes sont comme des crêpes ou une pièce de viande qu'on retourne pour les saisir. C'est très physique. Ça n'a l'air de rien, je reste immobile à mon bureau, mais c'est un travail d'ouvrier sur une carrière. J'écris quatre soirs par semaine pendant plusieurs heures, je suis épuisée parfois jusqu'à la nausée.»
MUSIQUES
C'est qu'en vraie danseuse du verbe, Claire Genoux est en quête d'idéal. «J'ai une sorte d'idée parfaite de ce que je veux, et je dois le trouver avec des mots qui sont au départ comme de gros souliers plein de terre. Je dois affiner et épurer jusqu'à ce que ce soit léger, aérien.»
Ses poèmes sont écrits en vers libres, sans ponctuation. Sa poésie comme sa prose résonnent d'une voix singulière. Rythme, assonances et allitérations leur donnent une respiration, dans une musique intime apprise au fil de ses lectures. «J'ai besoin de beaucoup lire pour écrire.» Elle cite Baudelaire, Anna Akhmatova, les auteurs suisses découverts assez tardivement. «J'ai été surprise et frappée qu'on écrive des choses aussi fortes ici.» Elle dit s'inscrire dans la filiation de Ramuz, Gustave Roud, Corinna Bille, Alexandre Voisard aujourd'hui. Tous ont écrit «avec cette attention à la nature, à la campagne».
DÉCALAGES
Les titres de ses livres trahissent cette importance du corps et des éléments naturels – Saisons du corps, Soleil ovale, les recueils de nouvelles Poitrine d'écorce ou Ses pieds nus. Pour Claire Genoux, l'être est d'abord existence physique, tout entier dans une attention au présent, une écoute du monde, un regard qui fait surgir le paysage. Mais cette présence s'avère souvent problématique, synonyme d'inadéquation douloureuse. Claire Genoux écrit sur la difficulté à être dans le paysage, sur un certain décalage avec soi. Les personnages de «Ses pieds nus» semblent tous à côté de leur vie. Dans «Prague ne comptera pas», Marie est à la «périphérie d'elle-même»; Julien vit dans «l'appartement de son épouse. Pas un objet ne prouvait son existence à lui et il n'en ressentait aucun manque» («Photographier des femmes nues»); l'attitude d'Emile a «quelque chose de mal digéré», «il flotte» («Le pari d'Emile»); dans «L'Imposture», Jeanne vit sa grossesse comme quelque chose d'étranger, son propre corps ne lui appartient plus.
Ce sont ces fêlures que Claire Genoux interroge, ce jeu entre soi et le monde, ces failles qu'il importe surtout de ne pas remplir. Car c'est dans cet espace que l'écriture est possible. «Quand je suis joyeuse, je n'ai pas besoin d'écrire, raconte-t-elle. Le besoin naît du manque.» Il y a quatre ans, de retour à Lausanne après quelques mois passés à Paris au bénéfice d'une bourse de la fondation Leenaards, elle a éprouvé ce sentiment grisant d'être étrangère à sa ville et à ce lac omniprésent. Elle aime la nuit, et c'est le soir que surgit l'envie d'écrire. «Le monde extérieur s'éteint. Une autre vie en moi s'allume. Il n'est plus question de faire des choses, de voir des gens. Rien d'extérieur ne vient troubler ce silence, on peut alors laisser aller les rêves, les fantasmes.»
Ecrire lui permet ainsi de vivre plusieurs vies. Une phrase de Marguerite Duras, encore elle, ouvre Ses pieds nus: «C'est ce qui m'est arrivé et que je n'ai pas vécu.» Dans chaque nouvelle «il y a une partie autobiographique, des choses que j'ai vécues, voulu vivre, imaginé sentir. L'écriture me projette dans différentes aventures et sentiments.» Elle ne sait pas si elle l'a choisie ou si elle a été choisie par elle. Ce qui est sûr, c'est que l'écriture lui est nécessaire. «Il m'est plus difficile de vivre sans écrire que d'écrire. J'ai besoin de cette espèce de combat pour m'équilibrer, me construire, respirer, vivre.»
Claire Genoux, Ses pieds nus, éd. Bernard Campiche, 2006, 204 pp.