Mutin calme

LITTÉRATURE L'écrivain haïtien vivant à Fribourg signe «Un Archipel dans mon bain». En «ex-îlé» rebelle, il affiche une réjouissante liberté.

 

Jean-Euphèle... Le prénom résonne étrangement. Origines nobles, racine exotique? Il n'en est rien. Si ses parents l'ont nommé ainsi, c'est en hommage à la tour Eiffel. «Ce prénom n'est ni musulman ni chrétien et ça me va très bien!» s'exclame Jean-Euphèle Milcé. Dès la sortie de la gare de Fribourg, il nous embarque dans sa petite voiture en direction du resto créole où il prend son plat du jour quand il vient travailler en ville. «Maud nous rejoindra plus tard», annonce-t-il à la serveuse qui lui sert son jus de pomme habituel. Maud, c'est la jeune stagiaire qui travaille avec lui à la Bibliothèque interculturelle («un pléonasme!») LivrEchange. L'écrivain né en 1969 dirigeait la principale bibliothèque patrimoniale d'Haïti et, depuis son arrivée en Suisse en 2000, il a travaillé sur plusieurs fonds d'auteurs dans les bibliothèques cantonales et universitaires de Genève et Lausanne. Aujourd'hui, en parallèle à cet emploi à Fribourg, il s'occupe de la revue littéraire Le Passe-Muraille.

PEUPLE «FOUTEUR DE MERDE»

«Ce qui m'a déplu à mon arrivée ici, continue-t-il, c'est tous ces gens qui me proposaient de me donner des habits quand je retournerai dans mon île, tout ce discours autour du bien-être et de la valeur du travail, alors qu'en Haïti j'avais vécu dans le confort.» Agacé par les clichés et le paternalisme qui pointe derrière les bonnes intentions, il rejette cette vision misérabiliste. «En Suisse, on se cache derrière la réussite de la collectivité, analyse-t-il. Alors que la misère est partout, même si elle est évidemment plus spectaculaire en Haïti. Mais je la préfère à ce faux confort, où on se situe par rapport au pouvoir de consommation des autres.»

Lui vient du «pays de l'anarchie»; annonce, le regard malicieux, que «miner les institutions, c'est le propre des Haïtiens» et qu'il ne calquera jamais son comportement sur ce qu'on attend de lui sous couvert d'intégration. «On a gagné la guerre contre Napoléon, on a foutu dehors les Etats-Unis, on résiste toujours au base-ball – on a une manière de défier les autres, qui nous le font payer.» Tous les Haïtiens seraient donc des rebelles? «Des fouteurs de merde oui! On n'est pas gentil, ni doux, parfois on gueule pour rien.» «N'est-ce pas?» ajoute-t-il avec un sourire à l'adresse de Maud qui nous a rejoints pour manger. Avant de louer en elle une lectrice attentive – la première à qui il montre ses textes. «J'ai dû lui répéter je ne sais combien de fois qu'il était bien, son bouquin!», rit-elle à propos d'Un Archipel dans mon bain.

AUSTERITE PROTESTANTE

Jean-Euphèle Milcé vit son séjour en Suisse comme un «transit plus ou moins long». Car s'il est ici, c'est à cause d'un «accident malheureux»: tombé amoureux d'une Fribourgeoise venue en tant que bénévole en Haïti, il la suit dans son pays à la naissance de leurs jumeaux. «Quand on a des enfants, on devient bête, conservateur, glisse-t-il. Je suis arrivé ici dans les bagages de ma famille, avec pour mission de devenir un bon type. Un rebelle comme moi, tailler la haie à 60 cm et le gazon à 3 cm, emmener les enfants à la piscine, faire des gueuletons à la Bénichon!» Il ne résistera pas, et vit aujourd'hui séparé de sa famille dans une ancienne ferme rénovée en pleine campagne fribourgeoise. En vrai «bâtard haïtien», roi du métissage, il s'est facilement adapté à sa nouvelle vie. «Quand on a lu tout Proust, Balzac et Flaubert, on ne débarque pas totalement dans l'inconnu. Arriver ici n'était donc pas un choc, et je n'ai pas le don de l'émerveillement.»

Pour saisir ses paroles on doit tendre l'oreille, le timbre un peu monocorde de sa voix se laisse submerger par les bruits du café, signe d'une certaine retenue qu'on imagine héritée d'une austère éducation protestante: le père de Jean-Euphèle Milcé était pasteur, et son univers d'enfant bardé d'interdits. «Dans ma famille on était protestants version européenne: tristes, silencieux... Quand on vient de ce milieu, il faut en sortir.» Pour lui, ce sera par la porte de la littérature. Adolescent, lors de ses séjours dans des pensionnats laïques et catholiques il découvre d'autres visions du monde et «d'autres livres que la Bible et la littérature anticommuniste». Au grand dam de sa famille, il étudie la linguistique appliquée aux langues créoles à l'Université d'Etat d'Haïti, puis choisit d'enseigner et d'écrire en créole. Il publie ses premiers textes, lance les Vendredis littéraires et la revue Lire Haïti avec l'écrivain Lyonel Trouillot. Il connaît aujourd'hui encore la majorité des écrivains et des politiciens de l'île, issus des mêmes milieux, malgré le fait que 80% de ceux qui ont étudié fuient le pays. «L'échec d'Haïti, c'est nous, regrette Jean-Euphèle Milcé. Les lâches comme moi, la petite bourgeoisie, pas les pauvres qui n'ont pas étudié. Si on avait le courage de rester pour travailler, on aurait pu mettre en place les institutions.»

Mais Haïti imprègne toujours ses livres. «J'habite le pays qui m'habite», dit-il. Son écriture est dense, ses phrases riches d'images et de sens. Il se dit incapable de raconter une histoire de manière linéaire – «pour moi ce n'est pas de la littérature, c'est faire un rapport» – et confesse travailler beaucoup, même au détriment de la lisibilité du texte. «Certains n'aiment pas cela.» Il s'en moque: pour lui, la littérature est le plus haut niveau de la langue. «Milcé, c'est du grand art», nous confie son éditeur Bernard Campiche.

UN ATOLL DANS LA TETE

Mais pas question de mettre en scène le «je». Juif errant homosexuel (L'Alphabet des nuits, Prix Georges-Nicole 2004) ou femme en quête de son identité (Un Archipel dans mon bain), blancs, ses personnages semblent bien loin de lui. Pourtant, ils sont tous exilés et insulaires, déchirés entre l'enfermement et la nécessité de partir. Car vivre sur une île est une quête permanente d'identité, explique l'écrivain. «On s'est construit sur une foule d'apports différents et on ne sait pas qui on est, on se retrouve autour d'une perte d'identité qui devient notre identité.» L'insulaire rêve forcément d'ailleurs. Quand il rentrera en Haïti, Jean-Euphèle Milcé aimerait enseigner à nouveau. Et, depuis sa ferme perdue dans le vert de la campagne fribourgeoise, il rêve d'y ouvrir un café-théâtre.

 

Jean-Euphèle Milcé, Un Archipel dans mon bain, éd. Bernard Campiche, 2006, 159 pp.

«Hommage aux lettres d'Haïti», dossier préparé par Jean-Euphèle Milcé avec la collaboration d'Emmelie Prophète, et présenté par Lyonel Trouillot, La Nouvelle Revue Française n°576, éd. Gallimard, 2006, 368 pp.

http://www.lecourrier.ch/jean_euphele_milce_mutin_calme