Gipsy King

VOYAGE L'écrivain baroudeur neuchâtelois publie un livre sur son périple en 2CV de La Chaux-de-Fonds à Kaboul en 1956, et expose ses photos à Genève.

 

«Ça ne vous embête pas de marcher un peu?» Depuis la gare de Neuchâtel, on traverse une petite place avant de descendre les escaliers escarpés qui mènent au vieil immeuble où vit Jean Buhler. Le quartier s'étale en pente jusqu'au lac, par des ruelles étroites zigzagant entre édifices anciens aux élégants balcons, jardins et vieux murs tissés de lierre. On grimpe deux étages – «l'ascenseur est en panne depuis 1911!» – jusqu'à l'appartement de l'écrivain voyageur. «Mon métier m'est venu par les pieds», explique Jean Buhler, auteur d'une quinzaine de livres et d'une foule de reportages, qui a arpenté tous les continents. La «petite marche» prend alors des airs de rituel nécessaire avant de pénétrer dans le vaste bureau rempli de livres. Aux murs, les grands dessins au crayon noir de sa nièce Christiane, une écharpe blanche donnée par le dalaï-lama, une photo de lui posant aux côtés du sherpa Tensing, en Inde. C'est là, face à la fenêtre qui ouvre sur le lac et les montagnes, qu'on écoute Jean Buhler livrer quelques fragments de sa vie aventureuse tout entière «guidée par un credo: la vie s'invente».

AMI DE CENDRARS

Né en 1919 à La Chaux-de-Fonds, d'un père enseignant et d'une mère secrétaire, Jean Buhler est «en totale rébellion contre l'autorité familiale». Son père? «Je l'ai exécuté. Littérairement. Dans Les Echelles de la Mort, il y a un faux parricide.» S'il n'aime pas qu'on le définisse comme un «émule» de Blaise Cendrars, Jean Buhler partage avec le poète une amitié, de curieuses coïncidences et «une même famille d'esprit». Et de citer Cendrars, de mémoire: «Je ne suis pas fils de mon père, je me suis fait un nom nouveau, il faut oser faire du bruit.» Lui écrit Oser et à 19 ans, après un semestre en Lettres à l'Université de Neuchâtel, il s'ennuie tellement qu'il part pour «un tour d'Europe en vagabond tzigane». Il traverse à pied l'Italie et l'Albanie, vit parmi les Tziganes du Kosovo. Et raconte ce voyage dans Le Pope de Chimère. «Toutes les existences hors normes ont commencé par un départ, qui est une seconde naissance. Il s'agit de naître à soi-même. C'est à partir de ce départ que la vie s'invente.» Jean Buhler rentre en Suisse en 1939 et y restera le temps d'un semestre à l'Université de Genève avant de repartir, au Nord cette fois. «J'ai reçu mon ordre de marche dans un port de Copenhague où je travaillais comme soutier.» Il a vingt ans.

CAÏN CONTRE ABEL

Impossible de résumer ici soixante ans d'aventures, d'écriture, de révoltes et de prises de risque. Même si Jean Buhler se raconte pendant plus de trois heures, on ne fait qu'effleurer quelques moments de sa vie. Un roman potentiel semble tapi dans chaque souvenir. On l'écoute les yeux ronds, comme un enfant un conte, tandis qu'alternent histoires et professions de foi.

Car Jean Buhler a développé une philosophie qui révèle son amour de la terre: le monde est pour lui partagé en deux archétypes, basés sur Caïn et Abel. On sent combien cette vision le touche quand il se fait lyrique pour en parler. «Caïn c'est le développeur, l'ingénieur en recherche nucléaire, le père d'Enoch constructeur de villes. Il éventre la terre pour en sortir le fer et le charbon, c'est lui qui a construit New York et inventé les obusiers, il est le grand-père de Bush et du Pentagone.» Il a tué Abel, qui existe pourtant encore un peu en chacun de nous, continue l'écrivain. Abel est «au stade de la cueillette à Bornéo, il fait paître ses troupeaux et vit de laitages, il n'effleure que la surface du sol. Il n'a pas de la vie une notion carrée, il ne connaît pas le poème de l'angle droit, sa cité idéale est la dune, il creuse son lit dans le sable.»

Et Jean Buhler de déplorer le «progrès de la solidification du monde, de la réduction de la courbe en angle droit. Le durcissement est partout.» Le crime de Caïn se reproduit tous les jours. «Tout ce qui est souple, fluide, aérien, léger, prêt à se fondre dans les rythmes de l'éternité, est enterré sous le béton.»

DIRE NON

La liberté qui fonde son existence est ainsi née d'un rejet. «Dans toute ma vie, mon oeuvre, mon attitude, il y a le refus total d'un genre de vie caïnique. Je l'ai fui, je le récuse. D'où mon accord avec les nomades et les pêcheurs», qui vivent au rythme des saisons et sont synonymes pour lui de générosité, de fluidité. Sa liberté est celle de dire non – à cette société, à la sécurité. Il dit détester l'idée de faire carrière et a fait le serment de ne jamais faire d'offres de service. «J'ai toujours tout foutu en l'air, j'ai fait n'importe quoi», sourit-il.

Poète vagabond, il a vécu porté par le désir de l'instant. «Je me considérais comme le reporter aux mains sales», raconte-t-il. Après la guerre – pendant laquelle il a été journaliste en Finlande, soldat-reporter en Suisse, résistant entre Genève et le maquis des Glières-Mont-Blanc –, il a voyagé six mois en Afrique et a vécu chez les Touaregs du Hoggar. Au Congo, à court d'argent, il cherche de l'or dans une rivière pour payer le billet du retour. Puis, marié, il part vivre au Portugal avec sa femme – elle est «d'accord avec la solution tzigane». «J'ai chassé le cachalot. Puis j'ai pêché la baleine aux îles Féroé. En Islande, je n'avais plus d'argent. En échange d'un coup de main, j'ai pu embarquer sur un chalutier chargé de sel qui fournissait les troupes d'occupation en Europe.» Il part au Brésil en bateau avec 500 réfugiés. «J'avais été engagé comme convoyeur, je suis allé voir Perón en Argentine: le trajet était gratuit, j'en ai profité. On a eu nos trois enfants très vite. J'ai appris la naissance de ma fille au Chili et je suis rentré.» En Australie, il travaille à l'usine dans la peau d'un migrant avant de vivre avec les Aborigènes. Au Togo pour l'Unesco, il démissionne, las de «faire de la représentation aux dîners de l'ambassadeur». Son indépendance finira par mener son couple au divorce.

ÉLOGE DE LA CUEILLETTE

C'est de retour en Suisse, entre deux voyages, que Jean Buhler écrit. Vivre c'est «avoir la sensation d'être au monde, c'est penser, sentir, voir, toucher, ça dure une seconde. On vit dans l'instantané, puis des rubans de mémoire flottent derrière vous et on peut alors essayer de les tresser en guirlandes littéraires.» Il fait également de la photo. Et quand il explique pourquoi il est parti travailler pour une revue à Rome alors qu'il était engagé au service de presse de Swissaid, les images surgissent en quelques mots, et en couleur: «C'était le printemps. Je pensais aux mandarines vernissées, aux fruits frais du marché, à Pâques au Vatican, au petit vin blanc des collines bu en mangeant des fèves.»

«J'ai vécu sous le patronage de Cendrars et non de Le Corbusier», résume Jean Buhler. Il est Abel, qui «vit dans l'espace et construit dans le temps, s'exprime par le poème, la chanson, la danse, la césure de l'alexandrin qui exprime le balancement de la langue». En bon cueilleur abélien, Jean Buhler ne peut s'empêcher de se baisser ou de se hisser sur la pointe des pieds au fil de ses balades. Même en ville. Au moment de partir, il me glisse un petit sac rempli de noisettes cueillies à Neuchâtel.

 

Livre: Sur la route. De La Chaux-de-Fonds à Kaboul, récits et photos de Jean Buhler, éd. d'Autre part, 2006.

 

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