A coups de mots

LITTÉRATURE Les huit monologues pour le théâtre écrits par le comédien genevois sont réédités en un seul recueil. Deux volumes rassembleront ses autres pièces. Découverte d'un grand écrivain.

 

 

Il dit que ce sont les musiciens et les boxeurs qui lui ont appris à écrire. Et cela n'a vraiment rien d'une pose intellectuelle: ses phrases ont le rythme syncopé du jazz, la puissance et le souffle du boxeur sur le ring. Jacques Probst s'exprime pourtant avec retenue. Un mélange de timidité et de rudesse. L'homme est bourru, nous avait-on averti. Devant sa tasse de thé noir, il nous semble plutôt à fleur de peau. S'efforçant de dire au plus juste, de toucher à l'essentiel, sur la page comme dans la vie.

On le connaît avant tout comme ce comédien charismatique qui, depuis plus de trente ans, arpente les scènes romandes. On lui découvre aujourd'hui une stature de poète. Edités dans la nouvelle collection Théâtre en camPoche, dirigée par Philippe Morand aux éditions Bernard Campiche, ses Huit monologues pour le théâtre précèdent la publication de ses autres pièces – deux volumes à paraître cet automne. «On m'avait déjà demandé de rassembler mes textes pour les rééditer, et j'avais refusé, explique Jacques Probst. Mais là, c'est différent. Bernard Campiche fait un très bon travail.» Belle reconnaissance de son talent d'écrivain? Il balaie le compliment. «Mon public est celui de la scène avant tout.» Pourtant, il s'essaie aujourd'hui à la prose. Nouvelles, roman? «Je ne sais pas encore.»

PERDANTS MAGNIFIQUES

De «Lise, l'île» (1976) à «Aldjia, la femme divisée» (2004), la plupart de ces huit monologues sont connus du public théâtral: il a frémi avec l'entraîneur de foot devant le match qui causera sa chute, souffert avec Torito, boxeur solitaire en fin de gloire; il a tremblé pour le capitaine de ce navire danois échoué dans les glaces du Nord, ou pour Aldjia, la femme du lévite de l'Ancien Testament, celle qui fut violée et assassinée. «Les perdants, ce sont ceux qui ont quand même livré le combat. Beaucoup de gens ne perdent jamais, mais ne sont jamais sortis de la ligne.»

Jacques Probst, lui, a brûlé par les deux bouts sa vie de poète. Né en 1951 à Genève, il arrête l'école à 15 ans et rencontre Michel Viala, de vingt ans son aîné, qui fait du café-théâtre. Ils se produisent dans les cafés genevois. «Il m'apprenait à lire mes poèmes, puis on jouait ses pièces.» C'est aussi l'époque des premiers verres. «A 16 ans, cela fait partie d'un idéal romantique: Viala et tous les poètes que j'admirais étaient pétés.»

PAROLE SCANDÉE

Jacques Probst écrit alors Jamais la mer n'a rampé jusqu'ici, que Philippe Mentha monte au Théâtre de Carouge. Michel Viala, Philippe Mentha, François Simon: «trois professeurs, trois pères» pour Probst, qui apprend le métier sur le tas. «Il n'y avait pas de vraie école à l'époque. Le Conservatoire proposait quelques heures de cours deux jours par semaines, que j'ai suivis pendant six mois. Michel Viala me les avait payés. Mais de toute façon, les grandes écoles de théâtre sont des fabriques à chômeurs.» Il a la chance de débuter au bon moment: «En 1968, il y avait peu de comédiens, peu de théâtres, pas d'école. Il était plus facile d'en vivre. Je n'aimerais pas être adolescent aujourd'hui: ils n'ont plus de rêves, que des soucis.»

S'il mène en parallèle jeu et écriture, Jacques Probst se considère d'abord comme «quelqu'un qui écrit». Les deux sont liés bien sûr. Ses mots ne demandent qu'à s'incarner, ses phrases attendent le souffle du comédien. On est frappé par une parole scandée, musicale: «Quand j'écoute Charlie Parker, j'ai besoin de prendre un stylo. Quand j'écris une pièce avec quatre personnages, j'écoute un quartet: je suis attentif au moment où chaque musicien entre et sort, au rythme des échanges.» Jacques Probst n'est jamais seul en scène: «Mes monologues sont des concerts: je convie des musiciens, qui écrivent les moments charnière. Lorsque ma fille Marie et Claude Thébert ont interprété Rencontre sur la neige, ils dialoguaient avec cinq musiciens.»

Pour Jacques Probst, la page écrite est une partition – la mise en page marquant les respirations, avec pieds et retours à la ligne en guise de ponctuation. Il écrit à la main, dit son texte à haute voix, le réécrit, le répète, jusqu'à ce que forme et fond coïncident. On lui dit que c'est rare, cette adéquation entre style et contenu, ce rythme qui fait sens, cette charge d'émotions que l'histoire seule ne saurait susciter. Il esquive et cite Cendrars, dont il a joué maintes fois La Prose du Transsibérien: «Les pommes et les poires de Cézanne, on s'en fout, on en a déjà vues. Pourquoi ses tableaux nous intéressent? Tout est dans la manière dont il les peint.»

VIVRE ENCORE

A le lire, on se laisse aussi emporter par le courant – un rythme fondamental qui bat le pouls douloureux de la solitude et d'une liberté toujours à conquérir. N'est-il pas apaisé aujourd'hui? Après «trente-sept ans de métier, quand boire est devenu un métier», Jacques Probst a dit adieu à la bouteille. «L'alcoolisme est une maladie, on n'est plus responsable de grand chose. Maintenant que je ne bois plus, je suis beaucoup plus critique et exigeant, et j'écris beaucoup plus... Que faire d'autre?!» plaisante-t-il.

Dans Huit monologues, deux textes non destinés à la scène relatent ses dernières semaines avec l'alcool, la mort toute proche lors de vacances «à Vassilikos sur l'île de Zakinthos», sa cure. La force d'arrêter? «C'était boire ou vivre.» Et vivre en vaut la peine lorsqu'on est père d'une petite fille de trois ans et amoureux de sa femme, la comédienne Juliana Samarine. Il lui donnera la réplique cet hiver dans Trahison, de Harold Pinter. «Je jouerai l'amant de ma femme, après vingt-deux ans de mariage... c'est bien, non?»

 

Jacques Probst, Huit monologues, coll. Théâtre en camPoche, éd. Bernard Campiche, 2005, 342 pp.

http://www.lecourrier.ch/jacques_probst_a_coups_de_mots