Au nom du verbe

LITTÉRATURE Yémy, originaire du Cameroun et vivant dans le Val de Marne, en banlieue parisienne, signe avec «Suburban Blues» un premier roman qui résonne d’une voix singulière.

 

 

Yémy. Le nom claque comme un pseudo. Il est pourtant authentique, et qu’il orne la couverture blanche de Suburban Blues est loin d’être anodin pour son propriétaire. Georges Yémy, né au Cameroun il y a trente ans, a été sans-papiers en banlieue parisienne et étudiant sous une fausse identité en fac de Lettres pendant cinq ans. Un clandestin, fabriqué par la perverse conjonction d’une ambassade du Cameroun «kafkaïenne» et d’une mauvaise relation avec sa mère, explique le jeune homme d’une voix douce, presque timide. «Dans ma langue, Yémy signifie rien, néant. Mais peu m’importe comment on me perçoit, je sais qui je suis. Il y a des choses que je peux raconter, d’autres pas.»

Bonnet de laine, regard ténébreux, allure nonchalante, Yémy se livre avec pudeur entre deux gorgées de thé noir et une bouffée de cigarette. «A présent j’ai récupéré mes papiers, mais j’ai dû recommencer plein de choses sous mon vrai nom.» Car l’étudiant, illégal, a décroché des diplômes impossibles à faire reconnaître. Aujourd’hui, la bonne réception critique de son premier roman lui procure «une satisfaction morale» d’autant plus grande que Suburban Blues est porté par une langue intime, «hachée, violente, mais aussi pleine de tendresse et d’amour» – une parole singulière qui s’affranchit des contraintes, et a donné à Yémy la liberté à laquelle il aspirait. Le jeune homme semble s’être construit dans le même mouvement. «J’ai écrit ce que je pensais sans rien laisser m’enfermer. Au début, je voulais d’ailleurs intituler mon roman Liberté.»

ALTÉRATIONS DU LANGAGE

Mêlant français classique, argot des cités, africanismes et «tout ce que j’ai lu dont la syntaxe m’a intrigué», Yémy signe un récit initiatique, mystique et psychédélique. Premier volet d’une trilogie en cours d’écriture, Suburban Blues met en scène un jeune musicien-écrivain plutôt christique, qui tente de «briser le cercle insécable du sort» – de sa vie en «Lieuebannie». Guidé par des personnages étranges et dialoguant avec La Voix, celui qu’on surnomme l’Antémaître traverse diverses étapes dans sa quête de l’Onirium, cette Plaine où les rêves prennent corps. En chemin, il rencontre La Reine Des Corbeaux Dingues, sept vierges, Jésus ou Muhammad, veut donner un concert aux tournesols, honore le dieu ganja, et finira par trouver son salut dans l’amour.

«A 9 ans, j’ai su que j’écrirai, et à 16 ans je me considérais comme un écrivain», raconte Yémy, qui a lu très tôt les classiques. Elevé à Douala par un grand-père qui possède une riche bibliothèque, il arrive en France à l’âge de dix ans afin de rejoindre sa mère, mais «cela se passe mal». Euphémisme? Le narrateur de Suburban Blues confesse en tout cas que la Folcoche de Vipère au poing ou la mère de Poil de carotte ne sont rien à côté de sa «Sangsue mégère». Yémy repart donc au Cameroun, mais revient en France à l’adolescence. Il vit de petits boulots et passe son bac par correspondance avant de s’inscrire à l’Université. A 23 ans, il publie La Lune dans l’âme, «essai romancé sur la perdition d’un poète exilé, qui sombre dans l’espace dégénérescent du langage», explique-t-il.

DES LETTRES ET DES NOTES

Cette première œuvre est publiée aux éditions L’Harmattan, qui ne lui fait aucune promotion. «J’étais tellement déçu que je suis parti en tournée pendant sept ans.» Car Yémy est aussi musicien, qui joue de la guitare afro jazz et reggae dans plusieurs groupes. Pour lui, «la musique est sœur jumelle de la littérature. Les lettres sont des notes qui forment des mots et des accords.» Pendant ces années, il écrit sans penser à publier, «dégoûté par le système éditorial», tandis qu’il réunit peu à peu la matière de ce qui deviendra Suburban Blues. «J’ai eu le projet d’écrire un livre fou, pour décrire l’environnement schizophrène dans lequel je vivais. Toute la rage amassée depuis mon adolescence ressurgit dans cette langue «coup de poing», sans concession, née de toutes les influences accumulées dans mon esprit, qui ont fusionné et fini par exploser sous cette forme», explique Yémy.

Il joue sur les mots et les allitérations, cherche à lier son et sens, fond et forme, en rythmes et phrasés souvent musicaux. «Viens me revoir dans la brume mauve, reviens certains soirs quand je deviens fauve; quand l’herbe verdit les rêves et que plus rien ne surine. Quand tu deviens sève et moi résine…» Un style qui ravira les lecteurs exigeants prêts à renoncer au récit pour plonger dans la matière même du langage, et agacera les autres par ses jeux de mots et de sons qu’ils pourraient trouver faciles.

Dans tous les cas, force est de reconnaître la singularité d’un univers et d’une écriture où cohabitent différents registres. «Par moments, l’écriture est comme une guitare jouée. Pour faire ressentir ce que vit le protagoniste, je suis musicien. Le texte se fait impressionniste, la musique prend le dessus sur le sens et cela crée un flou artistique où l’histoire est à lire en filigrane. Mais ailleurs, le récit est très prosaïque et décrit le quotidien», analyse Yémy, qui s’est lancé pour défi de mêler intellect et émotion pure.

FILIATIONS

Quête initiatique dont la tension va croissant jusqu’à l’explosion, puis l’apaisement, Suburban Blues rappelle parfois les cercles de Dante. On pense aussi à Lautréamont, pour son côté sombre, radical et imprécatoire. D’autres ont comparé Yémy à Céline, Joyce ou Beckett. Rapprochements flatteurs, qui le ravissent: «Rimbaud, Baudelaire et Lautréamont sont des auteurs que j’ai lus très tôt et qui m’ont troublé. Quand j’ai découvert Céline, j’ai éprouvé une espèce de démangeaison; Beckett m’a scié», s’enthousiasme le jeune homme, qui parle encore du «fabuleux foutage de gueule» qu’est le Finnegans Wake de Joyce, aventure cérébrale dans une langue inventée. «C’est ce dont je parle dans Suburban Blues, quand le narrateur passe «de l’autre côté du cerveau».» Cette capacité de rêver, de faire basculer réalité et langage, n’est pas donnée à tout le monde, remarque Yémy, pour qui l’inspiration n’existe pas: «Comme la respiration, c’est tout le temps là. C’est une manière de vivre et de ressentir ce qui se passe, de voir le monde.» Lui est semblable à son héros, qui a compris qu’il lui suffit de dire «soit» pour que les choses existent: tout est possible, à condition de le réaliser.

 

Yémy, Suburban Blues, éd. Robert Laffont, 2005, 391 pp.

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