Miroir ardent

LITTÉRATURE L'auteure franco-algérienne a reçu le Prix Renaudot cet automne pour «Mes mauvaises pensées», un neuvième roman sous forme de confession au docteur C., thérapeute.

 

«J'ai un double en Algérie. Un fantôme de moi a grandi là-bas à mon insu», dit Nina Bouraoui de la voix claire et posée de celle qui a fait la paix avec son passé. En 1981, elle a 14 ans lorsqu'on l'arrache brutalement à sa vie algérienne: alors qu'elle passe ses vacances d'été en France avec sa soeur et sa mère, dans la famille de cette dernière à Rennes, on lui annonce qu'elles ne rentreront pas à Alger – le climat est mauvais pour sa mère asthmatique. «Notre départ a été si violent! Je vivais une vie intense en Algérie, j'avais des amis, j'étais amoureuse. J'ai tout laissé là-bas, ma chambre, mes affaires», raconte-t-elle, la lumière d'hiver jouant dans ses mèches brunes et ses grands yeux noisette.

Gestes gracieux, fine silhouette, elle qui se dit «écartelée» entre deux vies – entre la France et l'Algérie et, enfant, entre être garçon ou fille – se raconte aujourd'hui avec générosité, dans la réalité comme dans ses livres. On retrouve ainsi dans Mes mauvaises pensées, lauréat du Prix Renaudot cet automne, des thèmes qui lui sont chers – l'Algérie où son père vit toujours, l'amour, les filles, l'écriture, sa famille –, et qui surgissent ici à travers la confession de la narratrice au docteur C., chez qui elle a commencé une thérapie à cause de ses «mauvaises pensées».

Autobiographique? «Beaucoup est vrai», mais pas forcément véridique, précise Nina Bouraoui. Elle restitue ici «une vérité traversée par des choses qui ne m'appartiennent pas», brouille les pistes, maquille les événements. Ses «mauvaises pensées» à elle sont apparues à la fin de sa propre thérapie, «à force de fouiller», explique-t-elle encore en parlant de «phobies d'impulsion»: «J'avais l'impression d'avoir un monstre en moi, j'avais peur de passer à l'acte et de faire du mal à ceux que j'aimais.»

UNE MAISON DE MOTS

On imagine que l'adolescente de 14 ans a dû en vouloir à ses parents. Et de raconter comment elle a voulu «tout oublier» pour survivre à la nostalgie. «Il fallait s'adapter, et pour cela effacer ma première vie.» Pas si simple: le pays de son père refuse de se taire et hante ses romans de sa chaleur et de sa sensualité. «J'adore écrire sur sa lumière, ses odeurs, ses couleurs, sa poésie et sa mélancolie», explique Nina Bouraoui. Pourtant, si elle ne cesse de revivre cette enfance algérienne par l'écriture, elle n'y est jamais retournée – «peur d'être déçue peut-être, par soi-même aussi». Elle qui pensait que quitter l'Algérie c'était «laisser une place vide», réalise peu à peu qu'écrire, «c'est donner de mes nouvelles à tous ceux que j'ai laissé», auxquels elle n'a jamais pu dire adieu et aux lettres desquels elle n'a jamais répondu.

ARCHITECTURE EN SPIRALE

Hasard ou clin d'oeil du destin? Bouraoui signifie en arabe «celui qui raconte». L'écriture sera donc le pays de cette éternelle déracinée. Livre après livre, mot par mot, elle a construit une oeuvre en même temps qu'une identité. «Le livre est échafaudé comme une maison, j'ai bâti des murs et un toit, j'ai reconstruit l'histoire familiale», explique-t-elle à propos de «Mes mauvaises pensées». Les références à l'architecture y sont d'ailleurs nombreuses – de feu le père architecte de l'Amie à Le Corbusier, en passant par l'escalier en spirale de la maison d'Alger.

La métaphore architecturale fonde aussi un style, puisque «Mes mauvaises pensées» «est construit par strates comme un édifice», dit encore Nina Bouraoui: des strates de temps et d'espaces qui se mélangent et s'articulent «en spirale, une écriture comme un ruban que l'on déroule». L'auteure recherche ici une parole «libérée, sans tabous», afin de «tisser des liens entre des choses et des gens qui ne se sont pas rencontrés dans la vie». Sans chapitres ni paragraphes, le récit avance par associations d'idées et d'émotions plutôt que selon une logique narrative ou chronologique. Répétitions, énumérations, juxtapositions d'époques, de personnages, de thèmes, le procédé fait sens et dévoile les liens entre psychanalyse et écriture: un même travail sur le langage, sur la vérité et la mémoire, sur les souvenirs forcément déformés et réinventés.

ECRIRE, C'EST S'INFORMER SUR SOI 

Mais ce flux de pensées qui semble s'écouler avec naturel cache un immense travail. «Tant de gens sont invités dans ce livre qu'il fallait être vigilante pour ne pas mélanger. Tout est très contrôlé», précise Nina Bouraoui, qui dit se sentir artiste plus qu'écrivain. «Je sais où je vais. J'élabore un plan très détaillé pendant trois mois, j'écris 200 pages que je jette – il faut chauffer la machine –, puis je m'y mets dix heures par jour pendant une année.» Un vrai métier, d'autant qu'elle a arrêté de travailler dès que son premier roman a été accepté et vit de sa plume. Pour elle, vivre, écrire et aimer sont indissociables et participent du même élan. L'écriture est sensuelle, «écrire, c'est avoir de la fièvre» et c'est une façon de prendre sa place dans le monde – de la créer plutôt.

Enfant «sauvage» et silencieuse, Nina Bouraoui découvre tôt ce pouvoir de l'écriture qui «donne accès à une forme d'éternité, fixe le temps». Comme la narratrice de «Mes mauvaises pensées», elle se sent «à côté de sa vie» quand elle n'écrit pas et cherche un double, un miroir – ici, l'Amie ou le docteur C. – qui suscite l'écriture dans un dialogue nécessaire. Si elle a commencé par signer de la fiction – son premier roman La Voyeuse interdite a reçu le Prix du livre Inter en 1991 –, elle découvre avec l'autobiographique Garçon manqué (2000) le plaisir de s'exprimer «démasquée». Et poursuit cette exploration de soi dans «La Vie heureuse», autoportrait en creux à travers l'histoire de Marie, seize ans, amoureuse de Diane. «Tout en me cachant, j'ai écrit quelque chose d'assez vrai et découvert que l'on peut inventer à partir de soi», raconte Nina Bouraoui. Un processus qui lui semble aujourd'hui très normal. «Mes mauvaises pensées» marque pourtant un tournant: «J'avais un grand souci de contrôle, et ce livre est le livre de l'abandon», qui lui a offert la distance pour rire de ses phobies. «On croit qu'on maîtrise le livre, mais c'est lui qui vous maîtrise», sourit-elle.

 

Nina Bouraoui, Mes Mauvaises pensées, éd. Stock, 2005, 286 pp.

http://www.lecourrier.ch/nina_bouraoui_miroir_ardent