Passeur de frontières

LIVRES L'auteur genevois vient de publier «Chronique américaine» et le roman «L'Homme qui tombe».

 

Ses lunettes à montures d'acier lui donnent un petit air intello. Teint hâlé, silhouette élancée, regard curieux, il ne semble pourtant pas du genre à passer sa vie derrière un bureau. Daniel de Roulet joue avec les contrastes, brouille les étiquettes. Sérieux et décontracté, écrivain et scientifique, intellectuel et marathonien: il est l'homme des perspectives décalées, des métissages géographiques et spirituels. A cheval entre les genres et les pays, il revendique sa «nationalité frontalière» – titre de l'un de ses livres où alternent des chroniques sur la Suisse et sur son village de résidence en Franche-Comté. Car depuis 2000, ce Genevois né en 1944 s'est s'installé à Frasne-les-Meunières, à mi-chemin entre Genève, Bâle et Paris.

Une position idéale: «Je peux avoir un regard sur mon pays parce que je n'y vis plus, explique-t-il. Quand je suis ici, j'écris sur la Suisse, et vice-versa.» Si Daniel de Roulet se reconnaît dans la posture de l'écrivain engagé, ce n'est «pas à la Sartre»: «Je pense plutôt à un «désengagement engagé», c'est-à-dire qui prend une certaine distance.»

ANCRÉ DANS LE PRÉSENT

Ex-président du Groupe d'Olten – né en 1970 de la protestation de certains écrivains contre les positions de droite de l'auteur valaisan Maurice Zermatten, alors à la tête de la Société suisse des écrivains –, puis premier président de l'AdS, issue de la réunification des deux associations en 2003, Daniel de Roulet a été journaliste, architecte, puis informaticien, avant de se consacrer entièrement à l'écriture, depuis 1997 et une mise à la retraite forcée. «Ce milieu scientifique et technique ne me suffisait pas. Au départ j'étais un lettreux», glisse-t-il. Il donne ainsi une existence littéraire à des thèmes ancrés dans le présent – science, économie, immigration, mondialisation. Sa formation scientifique influence aussi sa manière de travailler. «Contrairement à mes collègues qui se laissent porter par les mots, j'élabore un scénario, un plan, je construis la structure à l'avance.»

Une façon d'aborder l'écrit perceptible dans les deux livres qu'il publie ce printemps 2005 – Chronique américaine et le roman L'Homme qui tombe, histoire d'amour fatale entre deux personnes que tout sépare: un ingénieur nucléaire et une clandestine tchétchène.

ENVIE DE CHUTES

«L'homme qui tombe», c'est celui qui change de perspective, justement, transgresse les frontières de son existence. Et expérimente «ce plaisir extrême de tomber que l'homme ne peut satisfaire dans les conditions normales de sa vie», écrit Maurice Blanchot cité en exergue du roman (La Rencontre de l'imaginaire). Rythmé par des chapitres qui suivent un abécédaire du nucléaire – de A comme «Arrêt» à W comme «War» – , le récit s'inscrit dans la durée de cette chute, ces quelques secondes où défile la vie du protagoniste avant sa rencontre définitive avec le béton. «L'ingénieur tombe amoureux et ce coup de foudre le dépasse, commente Daniel de Roulet. Il perd ses repères, il n'a plus d'endroit où s'appuyer. Sa vision réaliste du monde ne marche plus.»

Quand on lui avoue qu'on aimerait bien que de telles chutes arrivent plus souvent, l'auteur rit. «Mais ils existent, ces hommes qui tombent, j'en ai rencontré! La société ne tient pas forcément tout le monde par le porte–monnaie...»

LE REGARD DE L'AUTRE

Son héros incarne un glissement cher à l'auteur, miroir de la posture de l'artiste qui «ne peut pas être proche du pouvoir». Un écrivain «doit se mettre sur les bords, sur les marges, les frontières – réelles et imagées. Pour donner le regard de l'autre. Je suis allé à Sangatte, au Kosovo, à Sarajevo. Ces situations permettent de voir ce qui se passe aux frontières de l'Europe, comment elle joue avec ses marges et se définit aussi par cela.»

Dans L'Homme qui tombe, Daniel de Roulet nomme simplement «Empire» l'espace policé du roman, et «Colisée» son aéroport. Mais on pense à la politique d'asile de Christoph Blocher, à l'Europe de Schengen, au fichage des citoyens; on a lu dans une critique que l'action se passait aux Etats-Unis. «Dans tous les pays où est lu L'Homme qui tombe, les gens croient que cela se passe chez eux!», remarque l'auteur amusé.

Il dit écrire des romans parce qu'il y faut plus d'un point de vue, une diversité de regards qui reflète la complexité du monde. Et même de soi: son autobiographie s'intitule... Double. «J'avais reçu 3 kilos de fiches qui racontaient ma vie depuis le jour où j'avais signé une pétition anti-militariste, à l'âge de vingt ans. Mais parfois, on me confondait avec un autre, un sosie...»

COURIR, ÉCRIRE

Marcheur, marathonien, Daniel de Roulet parle comme il écrit. Son style ne s'embarrasse pas de fioritures. Dans Courir, écrire (Zoé, 2000), il tisse des liens entre ces deux activités «où on n'a besoin d'aucun intermédiaire: des baskets, un crayon, c'est tout. On est seul.» La course impose une respiration, un rythme. «Il ne faut pas gaspiller son souffle avec des mots inutiles. C'est pareil pour l'écriture. Quand j'écris, j'élague mon texte pour ne garder que l'essentiel.» Des phrases «qu'on pourrait dire en courant».

 

Daniel de Roulet, Chronique américaine, éd. Metropolis, 2005, 129 pp. Recueil d'articles où cet amoureux des Etats-Unis «prend toutes les idées reçues à rebrousse-poil».

L‘Homme qui tombe, éd. Buchet-Chastel, 2005, 178 pp.

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