Cueilleur de temps

ARCHÉOLOGIE L'ancien archéologue cantonal de Genève mène depuis quarante ans des fouilles dans les églises du canton et sur le site nubien de Kerma, au Soudan. Où son équipe a découvert les fameux «pharaons noirs».

 

 

«Grâce aux fouilles, on peut raconter des histoires qui font rêver. C'est fascinant.» Des récits extraordinaires, Charles Bonnet en connaît à foison. Pendant deux heures et demie d'une conversation à bâtons rompus sur une terrasse caniculaire, il raconte sa découverte de la civilisation nubienne de Kerma, au Soudan, ou ses fouilles des églises du premier millénaire de Genève et ses environs. Après quarante ans de recherches en Afrique et en Europe, l'ancien archéologue cantonal profite à 72 ans d'une retraite toute théorique. Entre deux voyages à l'étranger, un nouveau projet de mise en valeur de la cathédrale Saint-Pierre à Genève, la rédaction de deux livres – sur la cathédrale et sur les «pharaons noirs» –, et la préparation d'une exposition sur les trésors de Khartoum au Musée d'art et d'histoire de Genève, il prend pourtant le temps. Et livre tranquillement quelques bribes de sa riche expérience.

TRAVAIL DE LA TERRE

Grand spécialiste de l'archéologie médiévale et référence incontournable de l'archéologie nubienne, cumulant prix et honneurs, Charles Bonnet a commencé sa carrière comme... viticulteur. Né en 1933 à Satigny, il suit d'abord une formation d'agronomie pour reprendre le domaine de son père. Mais il est épris d'archéologie, peut-être grâce à une mère «très intéressée par l'histoire des Burgondes», et commence des études en sciences orientales à l'Université de Genève. Pendant des années, il mènera en parallèle les métiers de viticulteur et d'archéologue, avant de transmettre le domaine à son fils. «En travaillant la vigne, on apprend à regarder la terre, à observer les feuilles. Et c'est aussi une expérience très utile sur un chantier.»

Nommé archéologue cantonal de Genève en 1972, Charles Bonnet crée le service et développe une politique de restauration et de fouilles dans la région. «J'ai fouillé énormément d'églises rurales – à Satigny, Hermance, Collonges, Jussy. Au sous-sol, on trouvait des merveilles. Chaque église a permis d'expliquer une évolution complexe, très loin des clichés que l'on avait sur une époque médiévale «barbare».» Les fouilles de la cathédrale Saint-Pierre sont exposées au public dès 1986. «C'est le site archéologique de ce type le plus grand d'Europe. Des spécialistes du monde entier viennent le visiter.»

PHARAONS NUBIENS

Il y a 35 ans, Charles Bonnet dirige une mission archéologique de l'Université de Genève à Tabo, au Soudan. Depuis lors, il passe tous ses hivers au Soudan pour étudier la civilisation nubienne de Kerma – un site qui s'étend sur plus de 1000 kilomètres le long du Nil. Ces trois mois par année loin du monde occidental sont vécus par l'archéologue comme un «privilège incroyable». «Le Soudan m'a appris à savoir dire non, à m'arrêter, à réfléchir, à prendre le temps de me demander où j'allais, si c'était juste.»

Charles Bonnet découvre peu à peu qu'un royaume nubien indépendant de l'Egypte a existé entre 2500 et 1450 av. J.-C. Sa carrière en est bouleversée, ainsi que l'histoire de la région. Les Soudanais sont fiers de ce passé retrouvé, un musée est en construction à Kerma, et l'histoire du Soudan est aujourd'hui enseignée dans les écoles du pays, «en partie grâce à nos découvertes», raconte l'archéologue.

La mission est aujourd'hui dirigée par le Genevois Matthieu Honegger, professeur de préhistoire à Neuchâtel. Il y a deux ans, l'équipe de Charles Bonnet fait à Kerma une découverte extraordinaire. Dans l'ancienne ville égyptienne de Doukki Gel, au fond d'une cachette creusée dans la terre, reposent les fragments de sept statues monumentales de granit noir, en excellent état. Celles des «pharaons noirs», des puissants rois nubiens qui ont régné sur l'Egypte et le Soudan entre 750 et 650 av. J.-C., avant que les Egyptiens ne reprennent le pouvoir et détruisent toutes leurs statues. «La plus récentes des statue est celle du roi Aspelta, qui a survécu à ces campagnes meurtrières, explique Charles Bonnet. On pense qu'il a demandé aux prêtres de cacher les statues afin de protéger le culte des ancêtres.»

«MAL MAIS VITE»

Cette découverte «a accéléré ma vie», raconte Charles Bonnet, qui tente de résister à la folie médiatique. Pendant des décennies, la mission a délibérément fait peu de publicité sur ses découvertes, réservant ses publications aux spécialistes. «Il faut du temps pour élaborer une démonstration scientifique. Nos idées fortes sur le royaume de Kerma, son indépendance, sa puissance, se sont imposées peu à peu.» De ce long travail de fourmi, une seule découverte, celle des statues des pharaons noirs, a provoqué un intérêt. «Pendant cinq mois, nous savons vu défiler quatorze chaînes de TV. Les journalistes voulaient «faire un coup», sortaient dans l'urgence des informations truffées d'erreurs, publiaient des photos dans de belles revues, le tout avant même qu'on ait pu communiquer – et gagnaient mieux leur vie sur nos découvertes que l'équipe elle-même! J'ai eu le sentiment qu'on consommait mes statues.»

Alors, Charles Bonnet essaie de «trouver un équilibre». De ne pas «vendre» ses recherches, tout en ayant envie de montrer l'intérêt du patrimoine soudanais. De rester sérieux «dans un monde où l'on ne nous pousse pas vers le sérieux».

Et de citer le «mal mais vite» formulé par le comédien Jean-Louis Barrault. Une expression qui résume pour lui les problèmes de société actuels. «On n'a plus le temps, que ce soit dans les domaines du travail, de la famille, de l'éducation. Nous sommes dans un monde qui nous submerge d'informations et cela ne veut plus rien dire... Nous ne faisons qu'amasser du virtuel.» Charles Bonnet regrette que l'archéologie soit absorbée dans cette spirale de consommation – une course qui risque bien de se faire au détriment de la qualité. Son ouvrage sur les pharaons noirs doit sortir au mois de septembre, deux ans après la découverte: «C'est très rapide, mais on a vu publier tellement de bêtises que nous voulons raconter la «vraie histoire» de ces rois.»

 

Documentaire: Sur les traces des pharaons noirs, réalisé par Stéphane Goël et Sylvie Rossel qui ont suivi pendant trois semaines la mission de Charles Bonnet au Soudan. A voir jeudi 30 juin 2005 à 20h10 sur TSR1 et samedi 6 août à 20h45 sur Arte.

Livre: Des Pharaons venus d'Afrique. La cachette de Kerma, de Charles Bonnet et Dominique Valbelle, professeure d'égyptologie à la Sorbonne, éd. Citadelle et Mazenod, 2005.

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