Nom: Bernard Huber Profession: chercheur de trésors

BIBLIOPHILIE Passionné de livres d'enfant anciens, le Genevois Bernard Huber dévoile quelques-unes de ses richesses de papier. Rencontre avec un homme et... sa bibliothèque.

 

C'est un petit livre que la Bibliothèque du Vatican aimerait bien posséder... Je l'ai payé 15 francs!» Il nous tend un tout petit fascicule non relié, au papier fin et léger, à l'allure modeste: un abécédaire italien de la fin du XVIIIe siècle, trouvé dans une librairie de Florence. A l'inverse des ouvrages en maroquin richement illustrés qu'il vient de nous montrer, celui-ci ne paie pas de mine. Mais il est peut-être unique. Inconnu des spécialistes, catalogué nulle part. «La rareté est le sel de la bibliophilie», glisse Bernard Huber.

Ce chaleureux quinquagénaire est un passionné des livres d'enfant anciens du XVIIe au XIXe siècle. Plus précisément, des abécédaires et ouvrages de géographie. Dans son salon du quartier des Eaux-Vives, à Genève, trône une bibliothèque qui a appartenu à la féministe Emilie Gourd. «Elle était liée à ma famille», explique le bibliophile. L'alcôve au fond de la pièce croule également sous le poids des livres, mais Bernard Huber connaît la place exacte de chaque ouvrage. «Tous les soirs, je suis dans mes livres. Je les ai tous en tête», explique-t-il avant de préciser, commentant avec tendresse une photo de ses deux enfants encore petits: «Ma priorité, ce sont eux. Ensuite, mes livres. C'est ma vie, mon jardin secret.»

LE LIVRE-OBJET

Cet après-midi d'été, il a ouvert pour nous la porte de ce vaste monde dont il explore depuis des années la forme et le fond. Car Bernard Huber est à la fois bibliophile et chercheur – il enseigne la didactique de la géographie à l'Université de Genève, et a rédigé une thèse en histoire de l'enseignement de la géographie.

En tant que chercheur, il travaille notamment sur les stéréotypes dans les livres d'enfant. «La géographie, les voyages, la cartographie révèlent une certaine vision du monde. Comment voyait-on les Noirs au XVIIIe siècle? Comment présentait-on l'esclavage au XIXe?» Il s'attache aussi à la vision de l'enfance véhiculée par chaque époque. Jusqu'à Rousseau et son Emile, publié en 1762, les livres s'adressent indifféremment aux adultes et aux enfants. «Ce n'est qu'après sa révolution pédagogique que l'on considère les enfants spécifiquement, et non plus comme des adultes en miniature.»

Mais ce n'est pas de cela dont Bernard Huber a envie de parler. Celui qui se dit «touché par les dédicaces» découvertes parfois sur la page de garde, aime la vie que raconte un livre en dehors de son contenu imprimé. Il se révèle intarissable sur son histoire, son papier, sa reliure ou l'époque de sa publication. Il nous montre avec émotion cet album sur les fleuves et rivières de France, rédigé et imprimé par Louis XV à l'âge de huit ans, dont il n'existe que 50 exemplaires au monde. Il sort de sa bibliothèque des ouvrages en trois dimensions, dont les pliages se déploient quand on les ouvre; un «livre à transformation» où une rouelle que l'on tourne indique l'heure à différents endroits du globe; un jeu de cartes créé pour Louis XIV enfant en 1644, avec des gravures de cartes géographiques et mythologiques...

«DANS MON ÉLÉMENT»

Bernard Huber attribue à son enfance baignée dans les livres cet amour bibliophile: «Mon père avait un Larousse en sept volumes, en cuir rouge, qui m'était interdit... J'allais en catimini dans sa bibliothèque pour m'y plonger. Il était illustré de gravures, non de photographies.» Puis il n'y pense plus. A trente-quatre ans, un grand bibliophile parisien lui «remet le pied à l'étrier». «Il possédait des centaines de livres d'enfant du XVIIe au XIXe siècle. Ça a été un choc. J'ai compris que là était mon centre d'intérêt. Lorsque j'ai dû manipuler des centaines de manuels anciens pour ma thèse, j'étais totalement dans mon élément.» Suivra une deuxième rencontre majeure, à Genève, avec les Français Jacques et Ghislaine Quentin. Etablis place de la Fusterie, ils figurent parmi les plus grands experts mondiaux en matière de livres anciens.

UNE LONGUE QUÊTE

Mais c'est quand Bernard Huber raconte comment il se lance sur la piste d'un livre, comment il arpente l'Europe sur ses traces, l'émotion qu'il éprouve lorsqu'il finit par le trouver, qu'il se montre le plus passionné. «Chercher, enquêter, c'est cela qui est palpitant!»

Une quête qui prend souvent des années. A la fois détective et chasseur de trésors, Bernard Huber n'hésite pas à traquer l'ouvrage convoité sur tout le continent. Il vient d'ailleurs de rentrer bredouille d'un voyage en Roumanie. «Je pars avec des noms de collectionneurs. Mais le plus important est de discuter avec les gens compétents dans le domaine, et de leur dire ce que l'on cherche. J'ai toujours sur moi un papier avec mes coordonnées et le livre recherché. Je diffuse ce papier, et ça fait boule de neige.»

LE COEUR QUI BAT

Quand il déniche enfin l'objet de son désir, sa satisfaction est immense. Ainsi du Guide assuré de l'enfance ou premiers principes d'éducation, «charmant et très fragile» abécédaire de 1804 imprimé chez Girardet, au Locle: «Quand vous tombez sur un livre comme ça et que vous savez ce que c'est, vous avez le coeur qui bat... Celui-ci est le seul exemplaire connu conservé dans son état originel.» Ou alors de cette bibliographie des livres d'enfant anciens portugais, très rare (20 exemplaires): à quelques années d'intervalle, Bernard Huber en a trouvé deux, signés par l'auteur. «L'un d'eux était chez la même personne depuis 25 ans. L'autre, dans une libraire de Porto. C'est du flair, pas du hasard. Ce livre m'était destiné.»

Il nous montre encore un dernier ouvrage, dont il est très fier: un livre d'exercices de géographie pour les enfants sur les causes et conséquences de la guerre d'indépendance d'Amérique du Nord, qui s'est achevée en 1782. Publié par le collège d'Aubenas, en Ardèche, en... 1782, il offre «une vision à chaud de la situation politique des Etats-Unis naissants». Il n'en existe que deux exemplaires connus au monde et «même la bibliothèque du Congrès aux Etats-Unis, la plus grande du monde, ne l'a pas», précise-t-il. Et de conclure: «J'en suis au stade où j'éprouve souvent le sentiment que les livres m'attendent: ce n'est pas moi qui vais vers eux, mais eux qui viennent à moi.»

A l'heure de quitter cette caverne d'Ali Baba en papier, on sait que l'on n'en a vu qu'une infime partie. Et c'est les yeux encore pleins de gravures délicates et les doigts qui se rappellent la douceur du papier que l'on retrouve finalement la rue ensoleillée.

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