Mosaïque

LIVRE Fille aînée de Max Frisch, elle évoque sa relation à son père dans «A travers tous les miroirs», une suite de fragments sensibles et pudiques.

 

Elle a rendez-vous à Venise avec un homme qui lui a téléphoné tout l’été. Entre eux il y a du désir, une attente heureuse, une curiosité intellectuelle. Il mentionne à un moment qu’il a bien connu Ingeborg Bachmann. Elle aussi: l’écrivaine autrichienne a été la compagne de son père après son divorce, et elle leur a souvent rendu visite à Rome où ils s’étaient installés. Lorsqu’il comprend que son interlocutrice est la fille de Max Frisch (1911-1991), l’inconnu de Venise la quitte abruptement. «Cet amour neuf est parti à cause de mon père, à cause de quelque chose survenu il y a quarante ans», dit Ursula Priess pour expliquer la genèse de son livre. Car lorsqu’elle se retrouve seule à Venise, il lui apparaît urgent de clarifier sa relation à son père, et elle choisit de le faire publiquement: «S’il avait écrit uniquement des fictions, je n’en aurai pas eu besoin. Mais il a fixé dans son écriture des personnes vivantes. Il me fallait donc prendre la parole sur le même plan, pas forcément pour m’opposer, mais pour faire entendre ma voix.»

EN QUETE

Ursula Priess était invitée la semaine dernière à Lausanne et Genève à l’occasion de la sortie en français de son livre A travers tous les miroirs (Sturz durch alle Spiegel), en lice pour le Femina étranger 2011. Rencontrée peu avant la soirée genevoise sur une terrasse de la Vieille-Ville, elle parle de sa démarche avec authenticité, dans un français fluide et chaleureux. Après l’incident vénitien, elle s’est mise à relire les œuvres de son père et de Bachmann à la recherche de traces de ce jeune amant d’Ingeborg, rencontré des années plus tard dans la cité des Doges, raconte-t-elle. Dans Le Désert des Miroirs de Frisch (Mein Name sei Gantenbein), «roman de la jalousie», elle tombe sur une phrase qui inspirera le titre de son propre livre: «C’est comme une chute à travers le miroir, on ne sait rien de plus quand on se réveille, une chute comme à travers tous les miroirs et, tout de suite après, le monde se reforme comme si rien ne s’était passé. D’ailleurs, il ne s’est rien passé.» Absente du titre en français, la chute évoque pour Ursula Priess un miroir  qui se brise, «les reflets cassés de moi-même. C’était mon image de moi par rapport à mon père: je n’existais plus, après que l’homme de Venise m’ait quittée à cause de lui.»

A travers tous les miroirs n’a rien du règlement de comptes. «C’est un texte fort et exceptionnel sur la relation d’une fille à son père», dira son éditrice Marlyse Pietri ce soir-là, lors de la rencontre à la Bibliothèque de la Cité. Car c’est toujours du regard d’Ursula Priess dont il s’agit, d’un point de vue singulier, qui évolue et ne lisse pas ses contradictions. Cité en exergue, Montaigne avertit d’emblée de l’impossibilité de décrire une vérité autre que chancelante: «Je ne peins pas l’être. Je peins le passage.»

JEUX DE MIROIRS

Le récit s’organise ainsi hors de toute chronologie, structuré par l’amour de Venise qui le sous-tend comme un fil rouge et permet d’en unifier les fragments, les éclats. Car différents jeux de miroirs sont à l’œuvre ici: entre les personnages, avec d’autres textes, et dans la construction du livre. «Je voulais travailler avec les mêmes techniques littéraires que Max afin de voir si je pouvais en faire autre chose», explique Ursula Priess. «C’était un jeu un peu dangereux. Il m’a fallu une année de travail assidu pour trouver la forme adéquate.» Le livre emprunte à l’autobiographique Montauk de Frisch (1975) sa nature fragmentaire ainsi que le jeu entre la première et la troisième personne, parfois au sein de la même phrase. Le procédé questionne la construction de l’identité, les fictions du «je», et instaure une distance – «moi écrivant j’observe cette femme à Venise. Que fait-elle? Je peux m’étonner, y réfléchir.»

Des passages et tournures de phrases sont repris plus ou moins fidèlement du Journal de Frisch, de Montauk et du Désert des miroirs, mais aussi de romans d’Ingeborg Bachmann, Philip Roth et Peter Bichsel. Enfin, l’homme de Venise et Frisch, amants de Bachmann, sont mis en miroir. Ursula Priess insiste: «Je ne veux ni juger, ni critiquer, ni fixer une image une fois pour toutes.» Dans Montauk, Frisch prend un point de vue unique sur sa vie, celui d’un vieil homme qui se retourne sur sa trajectoire. «Max était en quête de clarté, il cherchait une explication à la vie. D’où son attitude très stricte envers lui-même et les autres, qui pouvait parfois être blessante. Au contraire, je ne choisis pas une seule position mais ses reflets dans le temps, qui forment une mosaïque complexe, contradictoire, aux dimensions multiples.»  

C’est une éthique de l’écriture qu’elle revendique. A la sortie de Montauk, elle a coupé les ponts avec son père pour plusieurs années, blessée. A travers tous les miroirs s’achève par une citation de la deuxième épouse de Frisch, rapportée dans le Journal de l’écrivain: «Je n’ai pas vécu avec toi comme matériau littéraire.» «J’applique cette phrase à tous les vivants», dit Ursula Priess, qu’une question obsède: écrire, est-ce la fin de l’amour? «Quand Max écrit sur moi enfant en train de peindre, il me voit déjà comme un objet, avec une certaine distance. Il ne lui était presque plus possible de vivre un événement sans penser à la manière dont il pourrait l’écrire. C’est un phénomène intéressant et je ne le juge pas, surtout qu’à présent je m’y mets aussi. Mais il s’agit d’en être conscient.» Car si l’on écrit toujours à partir de soi, si la fiction est forcément libre, nommer les personnes réelles est pour elle «une violence, presque un abus».

ISTANBUL, AVEC PASSION

Est-ce pour cela qu’elle a éprouvé tôt le besoin de quitter la Suisse? Pour respirer, trouver une liberté? En 1966, à 23 ans, elle part étudier la littérature en Suède. Puis elle se lance dans la pédagogie curative, qui la mènera en Ecosse, dans le nord de l’Allemagne et à Berlin. Dans A travers tous les miroirs, cette mère de quatre enfants évoque aussi les deux années de bonheur passées à Istanbul, capitale artistique «passionnante» découverte un peu par hasard – «en 1992, j’ai quitté mon mari et je cherchais un endroit totalement inconnu du point de vue de la langue et de la vie sociale.» Aujourd’hui, elle est installée à Berlin, ville en mouvement, «non finie», qu’elle adore. «Je ne pourrais plus vivre en Suisse, c’est trop étroit, trop réglé, et la vie matérielle y a trop d’importance.» Mais la Suisse l’a rattrapée... par le biais d’un nouvel amour, sourit-elle.

Un sujet qui l’occupe aussi littérairement. S’il lui est difficile de parler de son travail en cours, elle qui écrit depuis des années ose aujourd’hui se dire écrivain. «J’ai à présent une voix qui m’appartient. Qu’elle plaise ou non est une autre question. Mais je m’autorise enfin à écrire.» Et à publier: en Allemagne vient de sortir Milieu du monde, un recueil de récits autour d’Istanbul et de ses habitants. 

Ursula Priess, A travers tous les miroirs, tr. de l’allemand par Laure Abplanalp Luscher, Ed. Zoé, Genève, 2011, 157 pp.

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