Le choix de l'étrange
LIVRES L’écrivain vaudois vient de recevoir le 3e Prix du Roman des Romands pour «Ángeles», envoûtant recueil où il est question d’anges, d’ailleurs et d’Amérique latine.
Ce sont des contes, il le revendique. Préfère cette appellation à celle de nouvelles, «pour sa dimension romanesque et de merveilleux». Le récit qui ouvre Ángeles s’intitule d’ailleurs «Mille et un cierges blancs» (1), écho – inconscient, dit-il – aux Mille et une nuits. C’est que Reynald Freudiger a choisi d’ouvrir son écriture à l’autre, fondamentalement – l’ailleurs, l’étrange, l’altérité, le lointain. Tout comme son premier roman La Mort du Prince bleu (L’Aire, 2009), les onze récits qui composent Ángeles ont ainsi pour cadre l’Amérique latine. Selon Ramuz, que l’auteur né en 1979 connaît bien pour avoir travaillé au Centre de recherches sur les lettres romandes après ses études à l’université de Lausanne, «on peut parler de l’universel en évoquant son clocher; sans doute, mais ce n’est pas ce dont j’ai envie».
Ángeles a reçu fin janvier le 3e Prix du Roman des Romands, à l’issue d’un débat final qui a vu s’affronter les délégués des 28 classes provenant de quinze villes de Suisse romande ayant participé cette année à l’aventure. «Les invitations dans les écoles ont été très enrichissantes», dit cet enseignant de français au gymnase, impressionné par l’écoute des élèves – «que je n’ai pas en tant que prof!» Cette reconnaissance nous offre aussi l’occasion rêvée de revenir sur un recueil étonnant, tout à la fois kaléidoscopique et cohérent, maîtrisé de bout en bout et porté par une douce folie.
LE CHRIST VERSUS DON QUICHOTTE
Chaque récit d’Ángeles est porté par une voix singulière, leur juxtaposition dessinant une mosaïque colorée où le drame côtoie l’humour, l’insolite la violence, le rêve la dérision. Ces monologues hétéroclites – à lire d’un souffle, comme le suggère la mise en page sans paragraphes assumée par l’auteur dans sa préface – sont reliés par un écho thématique qu’on s’amusera à repérer: des anges traversent toutes les histoires. De la première, qui «lance le livre» en évoquant les 1001 cierges allumés par une faiseuse d’anges, à la dernière qui narre la fin des histoires, les anges surgissent sous diverses formes – simple allusion, figurine de plastique, image vénérée, ou encore cette touchante paire d’ailes «faites de plumes, de tissus et de sac de café, de lanières et de bouts de ficelle, et d’une structure de fer», construites par une jeune femme rencontrée en haut d’une tour.
«Cette dimension un peu magique, spirituelle, me touche, nous confie Reynald Freudiger dans un buffet de la gare de Lausanne traversé ce jour-là par des courants d’air polaire. «C’est sans doute un peu en réaction à la littérature intimiste, mais choisir l’Amérique latine est aussi, pour moi, une façon d’ouvrir sur quelque chose d’autre que le vécu du lecteur. J’aime qu’il y ait davantage que la stricte causalité cartésienne.» Il n’est pas croyant, précise-t-il aussitôt – on a lu que son père était pasteur. C’est plutôt à la fiction qu’il croit, lui qui a fait le «choix du merveilleux». Dans l’hilarant «Barbu de la discorde», il confronte d’ailleurs la figure du Christ et celle de Don Quichotte: son narrateur s’oppose à tous les passagers d’un bus, certains d’avoir vu le Christ flotter derrière le véhicule, alors que lui soutient qu’il s’agissait du chevalier de la Manche – symbole par excellence du romanesque.
CHANGER LE MONDE
Pourquoi l’Amérique latine? Hasard biographique, tout d’abord: quand Reynald Freudiger a dix ans, son meilleur ami part vivre au Mexique. Les enfants entretiennent une correspondance suivie. «Le quotidien qu’il racontait dans ses lettres était banal pour lui, mais pour moi c’était incroyable et j’ai développé une grande curiosité pour ce pays. J’ai ensuite appris l’espagnol et découvert les auteurs latino-américains, puis j’y suis allé, craignant d’être déçu.» Ce ne sera pas le cas. «L’imaginaire continuait, le réel le nourrissait.» Il voyage à plusieurs reprises sur le continent lors de vacances universitaires, une année entière après ses études. «C’est à ce moment que j’ai commencé à écrire sérieusement. Je savais que j’allais utiliser mes notes à mon retour. Ça a été La Mort du Prince bleu.»
Un roman en trois parties où la dimension politique apparaît en arrière-plan – non comme un thème en soi, plutôt comme un contexte donné. «Mon but n’est pas d’écrire de la littérature engagée, mais j’ai passé cette année en Amérique latine au moment où l’Uruguay élisait un gouvernement de gauche pour la première fois de son histoire. Puis Evo Morales a été élu en Bolivie. J’avais l’impression qu’il était réellement possible de changer le monde, d’influer le cours des événements – alors qu’ici, la politique est devenue tellement administrative que même les grèves sont institutionnalisées.»
DE L'AMOUR DES PREFACES
Cet arrière-plan se fait plus discret dans Ángeles. Il y a ces deux récits où les femmes sont victimes, dénonciation d’une violence machiste qui n’a pas lieu en Amérique latine mais dans un chalet suisse et avec des touristes suisses à Cuba... Et «Madame Burkhalter», qui aborde la cohabitation entre bourreaux et victimes après une dictature. Mais très vite, ici, «la voix s’est déplacée, a pris le dessus sur le thème», raconte l’auteur.
Car c’est en suivant des voix qu’il a conçu ce deuxième livre: «J’avais envie de partir d’un début de phrase qui m’obsédait: ‘Alors je l’ai tué’, de me demander ensuite seulement ‘qui dit ça, pourquoi, comment?’ Et de me laisser emmener. J’ai aimé le résultat et me suis dit que l’exercice méritait d’être creusé.» Les récits d’Ángeles sont ainsi «venus en écrivant», portés par des voix différentes, par des personnages qui ont pris corps dans l’écriture même. «De tout temps, j’ai entendu des voix, qui m’ont raconté des histoires», écrit Reynald Freudiger dans sa «Préface», elle-même déjà une fiction où il dit avec humour son amour des prologues et autres liminaires, et propose un «pacte de lecture». «Pour ‘Mille et un cierges blancs’, raconte-t-il, je ne suis pas parti d’une vieille femme réelle mais de l’atmosphère du marché de Sonora à Mexico, surnommé le ‘marché des sorcières’ car on y trouve des plantes médicinales, de la cocaïne, on peut y jeter le mauvais œil, y purifier son âme...» Sa démarche ne tient pas de l’exotisme ni du folklore, note-t-il: «J’essaie de dépasser ce qui frappe au premier abord, d’aller au-delà.» Et de citer Jorge Luis Borges: «La preuve que le Coran a été écrit par des Arabes, c’est qu’on n’y trouve pas de chameaux.»
Imagine-t-il un jour donner à un récit qui se passe dans nos contrées la même touche de romanesque, de fiction pure et débridée? «C’est ce que j’essaie de faire à présent», sourit-il. Après un mois de résidence à Split, l’été dernier, grâce à Pro Helvetia, il travaille à un nouveau roman, tâchant de laisser place à ces voix plurielles entre son métier d’enseignant et son activité occasionnelle de critique pour la Revue de Belles-Lettres. C’est qu’il a beau «aimer les notes de bas de page et l’activité de chercheur, ce n’est pas suffisant: il manque la moitié du monde».
1 Le Courrier a publié le début de ce texte, alors inédit, le 7 février 2011: voir www.lecourrier.ch/auteursCH
Reynald Freudiger, Ángeles, Ed. de L’Aire, 2011, 178 pp.
http://www.lecourrier.ch/reynald_freudiger_le_choix_de_l_etrange