Des astres et décalages

LIVRES Et si les animaux se vengeaient des humains? C’est la question que pose la grande dame des lettres polonaises dans «Sur les ossements des morts», polar écologique et mordante critique du pouvoir.

 

 

Son dernier roman a suscité la controverse en Pologne. Il faut dire que sous ses airs de polar écologique et métaphysique, Sur les ossements des morts est une dénonciation en règle du pouvoir – politique, économique, religieux et patriarcal, les quatre étant bien sûr intrinsèquement liés. Auteure la plus célèbre de sa génération, acclamée aussi bien par la critique que par le public, Olga Tokarczuk était à Lausanne à l’occasion de la traduction en français de ce thriller engagé. Dreadlocks, air juvénile, regard limpide: on imagine à quel point la romancière née en 1962 détonne, dans une Pologne largement conservatrice où «toute la vie politique s’est déplacée à droite et où les parlementaires qui se disent de gauche sont en réalité libéraux, voire centristes», remarque-t-elle. Sur les ossements des morts a ainsi été dénoncé comme une «agression stupide contre l’Eglise catholique» qui reste un pouvoir fort, surtout dans les campagnes. Mais il a aussi été adapté et mis en scène trois fois dans des théâtres alternatifs, tandis qu’Agnieszka Holland projette d’en faire un film, se réjouit Olga Tokarczuk.

Sur la terrasse de son éditeur où nous avons pris place, elle évoque avec une simplicité chaleureuse son dernier livre et son parcours. Elle a suivi des études de psychologie à Varsovie et a notamment travaillé avec des adolescents en difficulté, avant de lancer une maison d’édition à l’orée des années 1990, lors des premiers pas de l’ère capitaliste. «Nous avons publié des livres de psychologie, puis de la littérature. Au début des années 2000, la crise économique nous a frappé de plein fouet et nous avons arrêté.» Auteure polonaise la plus traduite au monde, elle vit depuis lors de son écriture, grâce aux bourses et aux nombreux prix reçus pour sa quinzaine de titres publiés – poèmes, romans et nouvelles.

CE QUI NOUS DEPASSE

Finesse d’observation de la psyché humaine, intérêt pour une dimension plus vaste: Olga Tokarczuk confesse une grande admiration pour le travail de Carl Jung sur l’inconscient collectif. «Jung m’a été très utile pour l’écriture, à mes débuts, dit-elle. Maintenant je suis plus sûre de moi. Mais chercher l’inspiration dans la mythologie et dans les archétypes qui fondent notre culture a constitué de très bonnes fondations pour mon écriture. Je reste convaincue que nous sommes enracinés dans la mythologie, dans la tradition, dans quelque chose qui nous dépasse.» Dans Sur les ossements des morts, cette dimension s’incarne dans l’obsession de la narratrice pour l’astrologie. Janina Doucheyko, ingénieure à la retraite, vit dans un petit village au cœur des Sudètes; elle enseigne l’anglais dans une école, surveille les maisons de ses voisins qui désertent les lieux l’hiver venu, et passe ses soirées à déchiffrer les étoiles, cherchant à y décrypter la date des décès aussi bien que le programme TV dans une volonté de trouver un ordre derrière le chaos des jours. Le roman fourmille ainsi d’interprétations astrologiques très détaillées. «Un consultant a vérifié chacune d’entre elles, tout est juste!» rit Olga Tokarczuk. «Janina est un freak, une marginale, et l’astrologie reflète sa manière alternative de comprendre le monde», explique-t-elle. «Elle fait partie de la génération de Mai 68 qui prenait la politique très au sérieux – une époque également marquée par la philosophie New Age et la poésie de William Blake, symbole de contestation.» Sur les ossements des morts emprunte d’ailleurs son titre à un vers du poète britannique, auteur d’une œuvre à caractère prophétique que Janina tente de traduire avec le jeune Dyzio.

LES PERIPHERIES

Exclue à plusieurs titres – en tant que femme, âgée, à la retraite, pauvre, vivant à la campagne –, Janina en viendra un peu par accident à s’opposer au pouvoir, et en particulier aux hommes dans ce pouvoir. «Sa position est celle d’une citoyenne qui n’est pas d’accord avec la loi, qu’elle juge non éthique. Que faire? Emprunter une voie pacifique ou le chemin de la violence?» Quand son voisin est retrouvé mort, cette végétarienne convaincue y verra le signe de la vengeance des animaux, «maillon le plus faible de la chaîne du pouvoir». «Il a pris la biche dans ses collets, l’a tuée et a découpé son cadavre, puis il l’a fait cuire et l’a mangée. Un être vivant en a mangé un autre et personne n’a protesté.» Les victimes suivantes appartiennent au monde des affaires, à la police, à la politique et à l’église, et toutes aiment la chasse. «Dans la mentalité polonaise, la chasse est liée à la virilité et au pouvoir, elle est l’apanage de l’élite politique – déjà au temps du communisme, raconte Olga Tokarczuk. Des décisions politiques y sont prises autour d’un verre de vodka, dans une sorte de fraternité informelle.»

Sur les ossements des morts offre une plongée dans une contrée rurale de Pologne que l’auteure connaît bien, pour y avoir vécu dix ans avec son ex-mari. «C’est une région très pauvre, loin de Varsovie. J’y ai mes racines et je me sens redevable. Je suis le premier écrivain à la décrire.» Aujourd’hui, elle y vient l’été, l’hiver étant trop rude. Car cet univers paysan n’a rien d’idyllique. Olga Tokarczuk évoque le gouffre qui sépare ces villages où règnent le chômage et le manque d’éducation, et les habitants aisés des villes, actifs dans les affaires. «La stratification des classes sociales est plus marquée que dans le reste de l’Europe et va s’accentuant. Wroclaw, où je vis, est l’un des endroits les plus chers d’Europe centrale.»

Face à ces inégalités, elle se dit proche d’un mouvement de gauche et écologiste qui a pris de l’importance depuis peu. «Ce n’est pas encore un parti et tant mieux: entrer au parlement, corrompu, peut être dangereux. Il se prépare à travers des actions concrètes sur le terrain.» Et si elle se réjouit de l’émergence d’une génération «sur le chemin d’une révolution», qui prend lentement conscience des enjeux écologiques, elle déplore l’émigration massive des jeunes diplômés. «Ils sont deux millions en Grande-Bretagne, c’est très douloureux. Mon fils termine ses études de psychologie sociale transculturelle à l’université, il fait actuellement un stage en Suède, mais il n’y a pas de travail pour lui en Pologne.»

Dans ce pays contrasté où la vie littéraire est riche, Olga Tokarzcuk revendique un certain décalage, forcément subversif. Pour elle, le mouvement et le changement sont au cœur de la vie. «J’adore voyager et l’ai beaucoup fait, pendant plus de dix ans», sourit-elle. Elle arpentait avec une même curiosité des territoires géographiques et intérieurs dans Les Pérégrins (Noir sur Blanc, 2012). Lauréat du Prix Niké, la plus prestigieuse récompense polonaise, ce pavé inclassable, labyrinthe textuel formé d’une centaine de textes de genres et de formats variés, tire son nom d’une secte russe qui associait le mouvement au salut, la marche étant le seul moyen d’échapper au Mal. «Même si nous vivons à la périphérie du monde, exclus de tous les biens de la civilisation comme Janina et Dyzio, nous sommes connectés aux sources principales de la tradition européenne. Leur intérêt pour Blake le montre. La Pologne fait partie de cette tradition.»

 

Olga Tokarzcuk, Sur les ossements des morts, tr. du polonais par Margot Carlier, Ed. Noir sur Blanc, 2012, 299 pp.

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