Etat de veille

LIVRES Liée à sa terre d’origine, son œuvre poétique tient du journal intime. Rencontre à Morges avec le poète jurassien qui vient de publier «Derrière la lampe», recueil sobre et éblouissant.

 

"Il aimerait que j’assiste à tous les concerts mais c’est impossible», sourit Alexandre Voisard. Ce mercredi soir, pourtant, il sera là quand Thierry Romanens et le trio Format A’3 monteront sur la scène du Théâtre Beausobre, à Morges, pour faire résonner ses poèmes. Il est venu tout exprès du petit village du Jura français où il vit avec son épouse pour écouter une fois encore Voisard, vous avez dit Voisard..., en tournée depuis le printemps 2011.1 «Le spectacle est étonnant et m’ouvre à un nouveau public», se réjouit l’écrivain jurassien, qui n’est pour rien dans cette initiative. «Romanens a choisi les textes en douce, je n’étais pas au courant», glisse-t-il, espiègle, tandis que nous nous attablons avant le spectacle dans la salle de séjour tranquille d’un petit hôtel morgien où a vécu Igor Stravinsky.

Encore un clin d’œil musical adressé à celui qui a «refusé la musique» par esprit d’opposition à son père. «Ce n’est qu’à sa mort – j’avais 60 ans – que j’ai mesuré la perte irréparable de la musique. Cette nostalgie très enfouie participe de mon exigence du travail sur les mots, le rythme, les sonorités. J’ai inventé ma propre prosodie.» Comme un chant, celle-ci scande le monde, profonde et claire, au fil d’une œuvre qui plonge ses racines dans la terre et puise ses images aux sources de l’enfance. On savoure sa grammaire singulière, émouvante, épurée, dans Derrière la lampe, qui vient de paraître chez Empreintes. «Poème infiniment à naître / réfractaire au moule et à l’esquisse / tu viens à moi par les sentiers nocturnes / tu viens en verbes grimés de signes vagues / labourant le fatras du sens en quête / d’un cheminement dans les dédales de l’aube», écrit Alexandre Voisard dans «Emergence», qui dit le surgissement fragile du poème.

LE LIEN A LA TERRE

Son œuvre évoque le réel, arbres, oiseaux, animaux, écriture, amours et mort, traces des années enfuies. Une vaste iconographie intime dont il exprime le trop-plein par la peinture: ses aquarelles sont des «respirations nécessaires», disait-il à l’occasion des manifestations organisées pour ses 80 ans – dont trois expositions. «Mon univers est lié à la terre, à la nature, à l’origine.» Cette origine, c’est le Jura, où il naît en 1930 et auquel l’attache un lien qu’il définit comme charnel. «On disait, dans nos années fiévreuses, que le combat jurassien n’était pas une affaire intellectuelle, qu’il était politique par fatalité mais que c’était d’abord une question de tripes.»

Cet attachement trouvera un écho politique en 1967 dans Liberté à l’aube, recueil de résistance où la lutte pour un Jura libre s’exprime avec un lyrisme puissant. C’est à l’instigation du poète Maurice Chappaz (qui signera la préface du recueil) et de l’éditeur Bertil Galland que Voisard lit l’«Ode au pays qui ne veut pas mourir», lors de la Fête du peuple de Delémont. «Argile, mon pays d’argile, / Mon pays de moissons et de tourments (...) Mon pays voué aux serments, aux paroles brûlantes, / Mon pays traversé du sang des éclairs, / Rouge d’impatience, blanc de courroux...» Le public reprend en chœur. «De la foule compacte, fervente, émue, sourd un immense murmure qui est une houle puissante emportant loin le poème. J’en suis le premier stupéfié, bouleversé», témoigne Alexandre Voisard dans Le Poète coupé en deux, un roman à bâtons rompus (Ed. Campiche, 2012). Il devient le porte-parole de la lutte du Jura pour son indépendance. «Mais le poème est une question très personnelle, je ne m’adressais pas à une foule quand je l’écrivais, nuance-t-il. Il est arrivé au bon moment.»

AMITIES FECONDES

L’écrivain sera plus tard délégué aux Affaires culturelles du tout nouveau canton du Jura, député socialiste, membre du conseil de fondation de Pro Helvetia. «L’expérience politique faisait partie de cet engagement foncier, intime et initial.» Pendant cette longue parenthèse d’une vingtaine d’années, de 1967 à 1988, il a été en revanche un «petit producteur de poésie, et donc de sens». Et de relever avec pudeur les malentendus surgis autour de ce rôle politique. «On est toujours à la merci des critiques, très exposé, c’était parfois douloureux.»

S’il est alors moins prolifique, l’écriture reste centrale. «Je me suis construit à travers des amitiés très fécondes. Chappaz est devenu un ami indispensable, intimement proche.» Dans les années 1970, la rencontre avec Bertil Galland est également décisive. Autour de l’éditeur pionnier, qui cherche à faire émerger la littérature romande, gravitent Maurice Chappaz, Jacques Chessex, Nicolas Bouvier, Jean-Pierre Monnier. «Il régnait une émulation passionnante. Nous avons beaucoup écrit, beaucoup partagé et commenté nos textes. Certains nous prenaient pour un clan douteux», sourit Alexandre Voisard. Galland permet aussi l’ouverture vers la France, où le poète sera publié au Mercure de France – il est aujourd’hui membre de l’Académie Mallarmé et de l’Académie européenne de poésie.

Il rencontrera aussi René Char. Alors qu’il est apprenti sans le sou à la poste du Locle – après avoir brûlé les planches à Genève, et avant de reprendre une librairie à Porrentruy avec sa femme –, un libraire de Neuchâtel lui fait découvrir le poète français. Le jeune homme lui enverra son troisième livre, ils s’écriront régulièrement. «La première fois que je lui ai rendu visite en Provence, je suis venu avec toute ma famille, nos cinq enfants!»

POETE ET RIEN D'AUTRE

La poésie est pour lui une manière de vivre, un rapport au réel, un jeu avec les mots en quête d’une compréhension du monde. «C’est quand le poème s’incarne qu’il commence à trouver sa vérité, quand on est amoureux par exemple: alors les mots se libèrent, s’associent, se crispent, le poème prend sens.» Il voulait être poète avant tout, dit-il, et rien d’autre. «Si je n’avais pas eu cette ressource, ma vie aurait sans doute viré à la catastrophe.» Dans son Autobiographie, il raconte ses relations complexes à son père, entre conflit et admiration, et ses «crasses» de garçon rebelle et remuant. «Mais la poésie était là comme une exigence intime, insistante, une compagne qui ne m’a jamais quitté. J’éprouve un autre sentiment très profond aujourd’hui: si j’ai douté parfois de ce que je faisais, jamais je n’ai douté de ce que j’avais à faire, ni de l’effort et de l’engagement que la voie poétique exigeait. La ligne était tracée, je n’ai pas dévié, même si j’ai fait des faux pas.»

Il n’a pas le sentiment d’être «arrivé»: le travail sur les mots et sur soi est sans fin, l’écriture un chantier toujours ouvert. «Quand je publie un recueil, je suis heureux mais je me dis à chaque fois que c’est encore trop compliqué, qu’il faudrait simplifier davantage.» Il avoue aussi ne pas avoir «fait le tour» du spirituel, ne pas savoir que penser de la transcendance. «J’espère y arriver un jour, mais cela implique de s’abstraire des contingences.» Or un projet concret l’occupe, qui lui donne du fil à retordre: l’histoire de son grand-père qu’il n’a pas connu. «On ne sait rien de lui, il était honni.» Intrigué, il lui invente une vie. «Je ne veux pas qu’il soit indigne, je veux boucler la boucle de façon honorable. C’est mon projet le plus difficile...»

 

1. Prochaine date: je 10 janvier à 20h30 au Café du Raisin, Bussigny. www.bussignyculture.ch

 

Alexandre Voisard, Derrière la lampe, Ed. Empreintes, 2012; l’œuvre complète est publiée aux Ed. Bernard Campiche en huit volumes, dans sa collection de poche L’Intégrale.

http://www.lecourrier.ch/104503/alexandre_voisard_etat_de_veille