En quête de lien

LIVRES A la tête des éditions de poésie Samizdat avec sa sœur Claire Krähenbühl, l’auteure prépare une anthologie de poètes romanches et vient de publier un recueil dédié à son mari disparu.

 

 

"On croit que les Editions Samizdat ont été lancées en 1992 par la publication de Deschember schamblin, mes poèmes en romanche et français, mais elles sont bien plus anciennes!» Denise Mützenberg nous tend un vieux cahier bleu orné d’un titre tracé à la main d’une écriture régulière: Le Fils de la forêt. «J’avais 11 ans quand je me suis auto-éditée pour la première fois.» Dans ce premier samizdat – auto-édition en russe –, son texte côtoie les illustrations de Claire, sa sœur jumelle. Il y en aura un deuxième, intitulé La Fièvre de la raison, une histoire de pasteur illustrée cette fois de photos découpées dans des magazines de mode. «Je l’ai fini en 1957, j’allais sur mes 15 ans. Les voilà, mes premières éditions!»

Chaleureuse et rayonnante, Denise Mützenberg nous accueille dans son appartement lumineux du Grand-Saconnex, à Genève, où Samizdat a élu domicile. Dans le salon qui ouvre sur les arbres encore nus, elle a sorti les derniers titres de la maison qu’elle dirige avec Claire Krähenbühl. Le Déni de Prisca Augustoni, Oiseaux et autres instants d’Anne Bregani et Au-delà du portail de Jean-Marc Denervaud côtoient les prochains recueils: Retour à Papudo de Jean-Sébastien Etchegaray et Tabou de Béatrice Corti-Dalphin. En vingt ans, Samizdat a publié près de 100 titres et plus de 50 auteurs. «Chaque livre a une histoire significative», commente Denise Mützenberg, qui doit refuser beaucoup de manuscrits, envoyés de partout. Avec dix ou douze livres édités par an, son programme est bouclé jusqu’à fin 2014. «Nous envoyons des lettres de refus argumentées, je connais leur importance pour en avoir reçu...»

«LE TERRITOIRE DE L'ECRITURE»

C’est qu’elle a grandi dans les livres et a toujours écrit, avant de se lancer dans l’édition. Les deux sœurs sont nées à Yverdon en 1942, d’un père typographe qui publiait le journal socialiste Coude à coude, et d’une mère à l’imagination débordante. Enfants, Denise et Claire dessinent, écrivent et lisent beaucoup – notamment les ouvrages de la Guilde du livre, «extraordinaire pour notre génération». Claire étudiera les beaux-arts, Denise garde «le territoire de l’écriture». «C’est peut-être moi qui ai induit cela, dans une sorte de non-dit, réfléchit-elle. On a toujours essayé de se distinguer, de se ‘dégemelliser’. Claire est partie aux Etats-Unis, on correspondait peu.»

EN MIROIR

Aussi, quand sa sœur commence à écrire, Denise se dit «sidérée». «On avait le même matériau, les mêmes souvenirs, la même enfance. Je voyais la qualité de son écriture. La mienne est plus simple, moins métaphorique.» Elle dit passer alors par une crise assez longue. «Les Editions Samizdat sont nées à la fin d’une période où la difficulté d’écrire était lancinante. J’ai aussi réalisé plus tard pourquoi j’ai écris mes premiers poèmes en romanche: dans cette langue, j’étais seule!»

La veille de notre rencontre, elle a relu des passages du journal intime qu’elle tient depuis l’adolescence. «C’est le 11 juillet 1990 que je mentionne pour la première fois Samizdat. J’écris que je veux être ‘archiviste de la vie’, et que tout le reste ne sera que ‘doux surcroît’.» Elle veut publier témoignages et récits de vie, à commencer par le manuscrit de son père – toujours inédit – et des textes reçus via son activité de rédactrice pour la revue chrétienne Certitudes, aux côtés de son mari Gabriel. «Un mois plus tard, je parlais de la collection Mémoire, puis de la collection Poésie où je voulais éditer Claire, Denise Sergy, Diane Perrot, Anne-Lise Louca, Anne Bregani et moi-même. J’évoque aussi le fait de lancer une collection bilingue, et je mentionne Luiz-Manuel, dont nous publierons les poèmes en français et portugais. Presque tout était déjà là!»

A la sortie de Deschember schamblin («arole jumeau») en 1992, elle a déjà signé les nouvelles Tous les nuages brûlent chez L’Aire, dirigée alors par Michel Dentan, puis trois recueils chez Eliane Vernay. Elle édite Voix éparses de Claire Krähenbühl en 1995, après une longue pause. «Je me suis dit qu’en devenant son éditrice, je sortirais de cette confrontation des deux écritures, vécue par moi comme une sorte de rivalité.» Au début sollicitée pour des conseils, Claire rejoint les éditions en 2004 avec Mémoire éclatée de Gérard Treina. Les sœurs ont entretemps coécrit Le Piège du miroir, où elles parlent de leur gemellité.

D’emblée, la nouvelle maison est très sollicitée: «Il y avait un tel besoin d’éditeurs de poésie! Eliane Vernay avait arrêté, les plus grands éditeurs n’en publient que de façon sporadique et ne prennent pas le risque des jeunes auteurs. La poésie ne rapporte rien, on ne peut pas en vivre.» Risque, confidentialité, clandestinité: elle a tout du samizdat. Denise Mützenberg entend  ce mot lors de ses études à l’Ecole normale – elle a été institutrice dans un village du Jura. «J’avais comme professeur le poète Jean-Pierre Schlunegger, c’était l’époque de la revue Rencontre, d’Yves Velan et de Philippe Renaud, une génération d’écrivains très à gauche mais critiques envers l’URSS. Ils nous parlaient des auteurs russes qui publiaient sous le manteau.»

UNE HISTOIRE DE RENCONTRES

Elle-même continue d’écrire, dans les  marges de son activité d’éditrice. Et de traduire: elle travaille sur une anthologie de poésie romanche. Une langue découverte grâce à son mari, qui a vécu dix ans dans les Grisons pour soigner une tuberculose. Historien, poète et journaliste, il a signé l’une des premières monographies sur la littérature rhéto-romane, ainsi que des anthologies. «Nous nous sommes mariés en 1965, dix ans après son retour, et nous passions nos vacances là-bas. Lors d’une promenade, un poème m’est venu en romanche. J’ai ensuite beaucoup écrit autour des mots eux-mêmes, et des paysages.» Elle espère finir son anthologie avant l’été: Poesia valladra réunira des poètes de différentes générations, qu’elle traduit «en discussion avec les auteurs, quand c’est possible». Un travail qui s’élaborait auparavant en dialogue avec son mari, disparu il y a quelques années. Elle lui a dédié cet automne le très beau Pour Gabriel, où elle dit en lignes limpides l’espoir et l’amour, puis la douleur et la perte. «Soudain ce cri / silencieux / de moi vers lui: / Maintenant tu es partout.» Dans l’appartement, la bibliothèque du chercheur occupe un espace qui lui est consacré, juste avant les deux pièces de travail.

«C’est cela que je voulais commencer par vous dire, à propos de Samizdat», glisse-t-elle à l’heure de prendre congé. Et elle nous fait lire une phrase écrite à une amie: «Le plus important dans cette aventure qui se développe de façon inespérée, ce sont toutes les relations humaines qui en sont l’origine et la fin. Chaque livre est le résultat d’une rencontre. Chaque refus est douloureux, mais on sait bien qu’on ne peut pas vivre toutes les rencontres amoureuses.»

 

Denise Mützenberg, Pour Gabriel, Ed. Le Cadratin, 2012. www.editionsamizdat.ch

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