L’intime et la nature

Fille de la montagne, éleveuse de chèvres dans les Pyrénées, Violaine Bérot est l’auteure d’une œuvre forte qui explore l’intimité et les liens familiaux.

L’intime et la nature
«C’est le style qui dicte l’histoire», dit l’auteure française, ici devant sa maison dans les Pyrénées. STÉPHANE LESSIEUX

 

 «Cette bibliothèque est extraordinaire», s’extasie Violaine Bérot, qui profite du riche fonds mis à disposition des écrivains en résidence à la Fondation Michalski, à Montricher, où elle travaille à son prochain roman depuis septembre. Il faut dire que depuis chez elle, une cabane perchée sur les hauteurs dans les Pyrénées, cette grande lectrice doit faire deux heures de route jusqu’à Toulouse pour emprunter des livres. «Et ici, je suis considérée comme un écrivain, alors que chez moi je suis connue en tant qu’éleveur», ajoute en souriant l’auteure de Tombée des nues (Ed. Buchet-Chastel), roman choral autour d’un déni de grossesse paru ce printemps. Ses voisins font appel à elle pour traire les chèvres, mais «ils ne comprennent pas comment je peux passer deux ans à écrire un petit livre, et que lire au soleil, c’est aussi travailler…»

 

Regard lumineux, verbe clair, naturel désarmant: dans ce café de Morges où nous avons pris place devant un thé aux fleurs, Violaine Bérot évoque avec chaleur sa relation à l’écriture et son parcours hors des sentiers battus. C’est qu’elle a eu plusieurs vies. Née en 1967 au fond d’une vallée pyrénéenne, issue d’une famille de paysans – seul son père a étudié –, elle passe une licence en philo puis un diplôme d’ingénieur en informatique, spécialisée en «intelligence artificielle et langage naturel». «ça liait mes passions pour la langue et les maths, mais je n’ai jamais travaillé sur mon sujet d’étude: pour cela, j’aurais dû aller aux Etats-Unis ou à Paris.» Or elle ne supporte pas la ville. Elle reste pourtant à Toulouse, se marie, travaille dans l’informatique, un métier qui n’a «aucun sens» pour elle. A 25 ans, elle écrit alors Jehanne, monologue intérieur passionné d’une Jeanne d’Arc pleine d’amour à la veille de sa mort. Elle l’envoie à une vingtaine d’éditeurs, il est accepté par Denoël.

 

Etre dehors avec les bêtes

 

Trois romans plus tard, elle quitte tout pour reprendre une ferme en moyenne montagne avec son nouveau compagnon. Puis monte plus haut encore pour élever des chèvres, un rêve d’enfant. «J’ai besoin de la montagne, d’être dehors avec les bêtes», dit-elle simplement. Elle vivra ainsi à la marge d’une société de plus en plus consumériste, dans une maisonette isolée et sans eau courante, alimentée en électricité par des panneaux solaires, à laquelle on accède à pied ou à cheval après un dénivelé de 300 mètres. Une cabane illégale parmi d’autres: «L’Ariège est le département français le plus misérable. Dans ces paysages montagneux qui attirent les néo-ruraux et les résidences secondaires, il subsiste des ruines et de petits terrains difficiles d’accès où construire. On n’en a pas le droit.» Ceux qui s’y installent vivent souvent des aides de l’Etat, certains ont un métier, il y a des familles. Une vie sobre et rustique, physiquement difficile, qui lui paraît «luxueuse». La solidarité est importante, tout le monde se connaît, on vit du troc.

 

«J’aurais continué si mon corps n’avait pas lâché.» Car on lui a diagnostiqué la maladie de Lyme. Arrêter l’élevage, sa passion, est très dur, mais ce sera l’occasion de se remettre à écrire. Dans un geste radical, elle donne toutes ses bêtes pour «être libre». Et, après douze ans de silence, publie en 2013 Pas moins que lui, sur l’attente de Pénélope à Ithaque.

 

Installée aujourd’hui dans une cabane un peu plus accessible, elle vit de l’écriture depuis trois ans, essentiellement grâce à des résidences rémunérées. Elle travaille mieux ailleurs que chez elle, confesse-t-elle. «Je me mets en danger émotionnellement quand j’écris; les résidences m’offrent un cocon loin des miens, qui me protège.»

 

Comment raconter

 

C’est que ses sujets puisent dans l’intime. Violaine Bérot explore les douleurs impossibles à dire, les liens de famille, la fratrie, la relation mère-enfant – alors qu’elle-même n’en a jamais voulu. «J’ai la capacité de me glisser dans la peau de mes personnages, de ressentir ce qu’ils ressentent.» Ainsi, alors qu’elle ne connaît rien au déni de grossesse, Tombée des nues en montre les facettes de manière subtile. «J’ai essayé de l’écrire à la première personne, mais cette femme est en sidération, elle ne peut pas parler. Un narrateur omniscient? Ce n’était pas juste non plus. Un tel bouleversement dans la vie d’une femme a un impact sur les autres, j’ai donc imaginé ces voix croisées, qui me permettaient aussi de travailler pour la première fois sur l’oralité.»

 

Le roman peut se lire de manière classique, suivant la pagination – une succession de voix prend alors la parole, immédiatement reconnaissables –, ou selon l’ordre des numéros indiqués après chaque paragraphe, suivant dans ce cas un personnage. Deux lectures pour une même histoire, qui mettent en lumière l’importance de la construction: selon le parcours choisi, ce n’est pas du tout le même ressenti. «Je voulais qu’on parle enfin du style», commente Violaine Bérot, regrettant que les médias ne se concentrent souvent que sur le sujet.

 

Or écrire, ce n’est pas raconter une histoire, mais chercher comment la raconter. Il s’agit de travailler la langue jusqu’à ce que la forme dise le fond. «Je dois trouver un ton et un style qui correspondent exactement à l’émotion que je veux transmettre.» C’est le style qui lui dictera l’histoire. Pour Nue sous la lune, sur la violence psychologique dans le couple, elle a passé deux ans à chercher la première phrase. «En marchant, un jour, m’est venu ceci: ‘Je ne veux pas penser à toi, je ne veux pas.’ J’avais trouvé le rythme, celui du ressassement d’une femme qui essaie de s’échapper, j’avais trouvé la voix, et mon positionnement d’auteur: le je s’adresse à un tu, tous deux anonymes.»

 

Violaine Bérot peut alors laisser son crayon écrire le premier jet. Retranscrites à l’ordinateur, les versions successives seront imprimées, annotées, lues à voix haute, enregistrées, écoutées: écrire, c’est réécrire, retravailler sans fin, relire chaque page des centaines de fois. Une écriture qui passe par le corps, comme tout ce qui arrive à ses personnages.

 

Vastes thèmes

 

 «Expérimenter sur la forme me permet de continuer à inventer, note Violaine Bérot. Après huit romans, le problème est de ne pas me répéter. Il faut s’arrêter quand on a plus rien à dire.» C’est loin d’être le cas. A la Fondation Michalski, elle travaille à un projet ambitieux. Il sera question de la spécificité d’être une femme, des violences qu’elles subissent, mais aussi des relations complexes entre l’homme contemporain et l’animal, ainsi que de la vie en marge et de l’entraide, avec ses limites et ce qu’elle a de magnifique. «J’avais bien avancé pendant ces deux mois ici, mais je viens de tout casser; j’étais remontée trop en arrière dans les générations...»

 

Il faut du temps, et de la liberté, pour trouver la voix d’un livre et sa structure. Violaine Bérot ne s’en inquiète pas. Si nécessaire, entre deux résidences, elle fera à nouveau des petits boulots: ouvrière agricole, ménage en maison de retraite… «Cela a du sens pour moi. J’écris sur les corps et n’avais jamais vu de vieilles femmes nues auparavant. Tout me nourrit.» C’est ce qui s’appelle vivre en état de poésie.

 

 

 

Je 6 décembre à 18h30, carte blanche à Violaine Bérot à la Fondation Michalski,  www.fondation-janmichalski.com, violaineberot.wordpress.com

https://lecourrier.ch/2018/11/29/lintime-et-la-nature/