Jeux de miroirs

LIVRES L’écrivain et dessinateur franco-suisse sort le deuxième tome de son «Manifeste incertain», splendide roman graphique, autoportrait indirect et mélancolique.

 

 

Suspendus à ses lèvres, on plonge avec lui dans le Paris de 1926 sur les traces de Walter Benjamin, Ludwig Hohl et André Breton. Dehors, la nuit est déjà tombée autour de la maison de maître qui abrite les Editions Noir sur Blanc, à Lausanne. La salle est comble: une petite foule est venue l’écouter lire des passages de son Manifeste incertain 2. Fin octobre, Frédéric Pajak avait fait le déplacement depuis Paris pour fêter la sortie de ce deuxième tome d’un projet qui en comptera neuf, démarre dans l’entre-deux-guerres et s’achèvera dans les années 1970. «J’y pense depuis ma jeunesse et j’ai eu l’idée du titre à 18 ans», nous confiait l’auteur franco-suisse un peu plus tôt devant un verre de vin, dans un bureau à l’étage, alors que le soleil se couchait sur le Léman. «J’ai toujours voulu écrire un livre sur l’Histoire – le passé, le présent, le futur et la conscience de son mouvement. C’est une vision poétique du monde: je veux parler de notre époque en faisant résonner celles qui précèdent, surtout les plus bousculées.»

VOIX OBSEDANTES

De L’Immense solitude (Prix Dentan 2000) à L’Etrange beauté du monde, en passant par Nietzsche et son père ou Schopenhauer dans tous ses états, ses livres sont hantés par l’Histoire, miroir tendu au présent. Elle s’incarne dans des figures obsédantes, auxquelles l’écrivain-dessinateur donne vie dans ses splendides romans graphiques où les encres de Chine à la puissance évocatrice jouent avec le texte. Nietzsche, Pavese, Apollinaire, Joyce, Primo Levi, autant de voix avec lesquelles il dialogue dans un va-et-vient entre passé et présent, Histoire et autobiographie. Car ces auteurs «viennent fatalement» à celui qui a écrit J’entends des voix. Son écriture marie à merveille l’intime et le documentaire, et c’est aussi son autoportrait pudique et elliptique qui s’esquisse au fil des textes.

 Dans les deux premiers tomes du Manifeste incertain prédomine la voix du philosophe juif allemand Walter Benjamin. «Ce sera aussi le cas dans le troisième, qui abordera son suicide en 1940 à la frontière espagnole et ce qui l’a précédé, dont ses différents internements», révèle Frédéric Pajak. Des faits encore inconnus, découverts dans les archives Benjamin à Berlin. Tout tourne ici autour de 1926. «C’est l’année où Benjamin vient travailler à Paris, où Breton rencontre Nadja, où Aragon publie Paysans de Paris. Benjamin est bouleversé par cette lecture, qui détermine son livre majeur, Paris, capitale du XIXe siècle. Enfin, je suis tombé par hasard sur 1926 de Ludwig Hohl, où l’écrivain alémanique porte un regard incroyable sur la capitale.»

AU COEUR DES VILLES

Si Frédéric Pajak écrit tous les jours, il dessine peu, avoue-t-il. «Mais en été, je ne pars pas et m’enferme pendant deux mois pour dessiner quatorze heures par jour, comme un fou. Je ne me réfère pas à ce que j’ai déjà écrit mais je l’ai en mémoire, comme une lueur au loin.» Ensuite vient le travail de montage. «Tout peut changer dix fois. Mais aujourd’hui, cela s’impose plus rapidement.» Ses dessins n’illustrent pas le texte mais ajoutent une strate de sens et d’émotion, lui évitent aussi les descriptions fastidieuses. Les lieux y occupent une place centrale. Les villes, les rues,  les ponts, les quais, les toits, sont omniprésents dans le Manifeste incertain et ailleurs. Ils sont souvent vides, décors désertés où les voitures ont disparu, où les perspectives fuient dans des noirs et blancs contrastés. «Il faut se confronter au paysage, note Frédéric Pajak. Chaque fois que je me suis déplacé, j’ai vu des choses que je n’aurais jamais pu comprendre intellectuellement.»

 Pour L’Immense solitude, qui évoque le suicide de Pavese et la folie de Nietzsche à Turin, il a travaillé quatre ans dans la cité piémontaise. «Ça m’a permis de découvrir une façon de m’exprimer.»  Pour sa biographie de Joyce, Humour, il a voyagé sur ses traces. «Impossible de comprendre vraiment Joyce ou Apollinaire si on ne connaît pas un minimum de leur vie. Tout est codé, tout est référence autobiographique.»

Le lieu permet aussi de comprendre d’où parle l’auteur. «Les héros de mes livres sont les sentiments», remarque-t-il. Ce que reflètent ses titres: Le Chagrin d’amour, L’Immense solitude, Mélancolie... «Quand j’ai écrit sur mon premier chagrin d’amour, en 2000, j’étais le seul homme de ma génération à aborder ce genre de sujet.»

ORPHELINS DE PERE

  C’est ainsi que se construisent les ouvrages de Pajak, par agrégation d’émotions, de souvenirs, de villes et de lectures. Il lit «tout» des auteurs en question, et plusieurs fois,  intègre à son œuvre des éléments non retenus par l’histoire littéraire et se met aussi en quête des hasards et des coïncidences. «Je les trouve toujours.» Ainsi, il a commencé à lire Nietzsche et Pavese très jeune, mais ce n’est qu’une fois à Turin qu’il découvre leur destin dans cette ville. «Et je n’ai su qu’ensuite que tous deux étaient orphelins de père, et leur solitude de garçons dans une société de femmes.» Il interroge cette absence dans L’Immense solitude. Son père à lui, le peintre Jacques Pajak, est mort dans un accident de voiture à l’âge de 35 ans. «Je suis resté le fils que j’étais à sa mort. J’avais neuf ans, et j’ai toujours neuf ans. C’est un âge définitif», écrit Frédéric Pajak dans le Manifeste incertain 2. «Perdre son père est une blessure inguérissable, nous dit-il simplement. Cela n’a pas été dévastateur, car je me suis exprimé: dessiner est un moyen de communiquer avec lui, le fil ne s’est jamais rompu.»

 Dans Nietzsche et son père, il développe une idée présente dans le Manifeste: privé du meurtre symbolique du père, l’orphelin en garde une vision idéale. «C’est difficile d’être le fils d’un artiste, mais plus facile s’il est mort car ce sont des monstres», sourit-il. Il en sait quelque chose: son grand-père aussi était peintre et graveur, originaire de Katowice, en Pologne, venu travailler dans les mines du nord de la France avant d’étudier les Beaux-Arts à Paris.

Lui est né en 1955 dans les Hauts-de-Seine et a passé sa jeunesse entre Paris et la Suisse romande, où il a suivi l’école d’art de Lausanne, qu’il ne terminera pas. Il voyagera beaucoup, entre deux jobs intérimaires, mais sait très vite qu’il s’exprimera à travers le dessin et l’écriture. Pas étonnant qu’il ait fondé de nombreux journaux, dont L’Imbécile ou, dernier en date, 9 semaines avant l’élection, hebdo éphémère lancé à ses frais avant les présidentielles françaises de 2012, avec une centaine de dessinateurs, philosophes et écrivains qui «en avaient marre du brouhaha de ces élections et voulaient s’exprimer autrement».

Cette dimension collective est aussi son quotidien dans le cadre de la collection Les Cahiers dessinés, qu’il a créée il y a douze ans. Dès janvier 2015, il sera pour six mois curateur à la Halle Saint Pierre, à Paris, et prépare une exposition d’artistes contemporains «mais pas de l’art contemporain, précise-t-il. Il existe un grand courant réaliste en France, qui correspond à une sensibilité.» L’expo fera notamment la part belle aux artistes suisses. «En tant que Français, je suis consterné par le regard de mes compatriotes sur la Suisse. J’espère contribuer à une meilleure compréhension via le regard sur l’art.» Car les grands artistes sont Suisses, ajoute celui qui en publie beaucoup dans Les Cahiers dessinés...

 

Frédéric Pajak, Manifeste incertain 2, Ed. Noir sur Blanc, 2013, 201 pp.

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