Ancienne révolutionnaire marxiste, cette grande figure des lettres turques signe "Dialogues sous les remparts", un échange sans concession autour de la question kurde. Rencontre.

Oya Baydar. De toutes les luttes

Romancière et journaliste, Oya Baydar questionne le bilan d’une génération engagée. HELOISE JOUANARD

Ce 31 décembre 2015, la neige tombe devant les remparts de Diyarbakir tandis que résonnent les détonations. Deux femmes se font face. La première est turque, venue avec une centaine d’intellectuels en signe de solidarité avec le peuple pilonné par son armée; la seconde est une amie kurde, très engagée politiquement elle aussi. Leur conversation est au cœur de Dialogue sous les remparts, qui questionne ce qui les lie et les oppose. Un échange courageux, pensé comme une synthèse des discussions qu’Oya Baydar a pu avoir avec ses amis kurdes, militants ou sympathisants du PKK. «C’est avant tout une confrontation avec moi-même», souligne-t-elle dans un français parfait, alors que nous avons pris place dans une petite pièce loin du brouhaha du Salon du livre de Genève.

Elle pose ici avec une grande honnêteté des questions essentielles sur la légitimité du recours à la violence, la solidarité, le sens de l’engagement, le sentiment nationaliste turc – «très ancré dans notre culture» –, la culpabilité et l’impuissance.

Ce soir-là, sous les remparts, il y a une dernière rose, glacée. «On se sentait coupable, on voulait leur tenir la main, leur dire qu’on était avec eux. Mais les gens nous accueillent et espèrent, alors qu’on sait qu’on ne peut rien faire. Le pire s’est passé ensuite, à Cizre.» En mars 2016, la rébellion est écrasée dans le sang et Oya Baydar revient à Diyarbakir, que les Kurdes considèrent comme leur capitale et dont l’âme – Sur, sa vieille ville – a été anéantie. Malgré leur bonne volonté, les deux amies se heurteront à un mur quand elle met en cause la responsabilité du PKK dans les pertes civiles.

Ce qui compte avant tout, c’est leur volonté mutuelle de se comprendre, de créer des liens, souligne-t-elle. Oya Baydar ­réaffirme ses positions pacifistes, même si elles sont «impossible à tenir dans la réalité». Reste que ses amis kurdes, qui s’opposaient alors à elle sur le sujet, ont changé d’avis «tant ce qui a eu lieu est horrible».

Petite valise prête

Comment expliquer que Dialogue sous les remparts, paru en Turquie peu après les événements, ne lui ait pas valu les foudres du régime? Le livre s’est heurté à la résistance des libraires et des lecteurs dans l’ouest du pays, mais a été bien reçu à l’est. «Je suis connue dans les milieux démocrates et politiques, ainsi qu’en tant qu’écrivaine, et j’ai 77 ans: je pense que ça me protège. Le régime a peur de devoir rendre des comptes et n’a pas intérêt à faire du bruit autour de ces questions.» Elle raconte que son mari Aydın Engin, qui travaille au quotidien Cumhuriyet, a été arrêté et condamné avant d’être libéré en raison de son âge et de sa santé, que leur appartement a été fouillé un matin à l’aube, et qu’elle tient une petite valise prête, au cas où. Peur? Non. «J’ai toujours vécu ainsi, avec des moments d’apaisement.»

Sombre constat

Née en 1940 de parents laïcs et «atypiques», Oya Baydar a fréquenté une école catholique francophone tout en étant élevée dans des valeurs républicaines. «Drôle de mélange», sourit celle qui s’est formée en sociologie, devenant spécialiste de la question ouvrière. A l’âge de 17 ans, «inspirée par Françoise Sagan», elle publie son premier roman en feuilleton dans le plus grand quotidien turc. Mais elle abandonne vite l’écriture pour s’engager dans les luttes révolutionnaires. «A quoi cela sert-il d’être écrivain, alors qu’il y a un monde à sauver?»

Arrêtée lors du coup d’Etat de 1971, Oya Baydar travaillera ensuite comme journaliste avant que le coup d’Etat de 1980 ne pousse le couple à l’exil – l’Allemagne, Moscou brièvement. En 1989, la chute du mur de Berlin la bouleverse. «L’utopie socialiste restait vive pour moi, malgré ses erreurs – la dictature du prolétariat notamment. La révolution n’avait pas tout faux, mais les moyens mis en œuvre et la société créée nous éloignaient de l’utopie. J’avais 49 ans, je ne pouvais pas rentrer en Turquie, et tout ce que j’avais défendu, tout ce qui avait formé mon identité, s’écroulait avec le mur.»

C’est alors qu’elle se remet à écrire, pour elle-même d’abord, avant de publier Adieu Aliocha – lauréat du prix Sait Faik, le plus important en Turquie. En 1992, l’amnistie lui permet de revenir à Istanbul. «Si je n’avais pas vécu ces trente ans d’engagement révolutionnaire, je n’aurais pas pu écrire ces livres.»

Ecrire comme un cri

Après ces décennies de luttes, Oya Baydar semble dresser dans Dialogue sous les remparts un constat sans espoir, qui résonne aussi comme le bilan d’une vie. «J’ai le sentiment qu’on a échoué, reconnaît-elle. Après ce voyage à Diyarbakir, je suis tombée malade. En février, je devais rencontrer des chefs kurdes au Parlement européen. Au matin, je me sentais mal. On a diagnostiqué un trauma psychologique.»

L’échec et les doutes d’une génération militante sont au cœur de Parole perdue (Phébus, 2010) et du magnifique Et ne reste que des cendres (Phébus, 2015), où le parcours de son héroïne rappelle le sien (Le Courrier du 28 août 2015). «Les sentiments, l’expérience, sont miens, mais les événements sont inventés», précise-t-elle.

Le bilan est-il vraiment si sombre? «L’histoire ne devient jamais histoire en Turquie, et c’est encore pire maintenant», glisse-t-elle, estimant qu’il faudra une vingtaine d’années encore pour voir s’instituer un fédéralisme qui respecte les droits des Kurdes. «Aujourd’hui règne l’arbitraire total, la Turquie n’est même plus un Etat de loi.» Elle avait soutenu les réformes d’Erdogan, au début de son mandat. «‘Je piétine le nationalisme’, disait-il. Il avait engagé un processus de paix avec les Kurdes mais ceux qui s’y sont engagés dorment maintenant en prison.»

Elle ne baisse pourtant pas les bras, même si elle se montre lucide aussi sur cette question. «La vie en soi n’a pas de sens, c’est l’être humain qui lui en donne un – via la religion, l’amour, la richesse… ou l’engagement. Il est en réalité aussi une manière de se satisfaire soi-même; quand j’ai lutté pour la classe ouvrière, je voulais apaiser ma propre conscience.» Il fallait faire quelque chose de ce sentiment d’injustice qui la poursuit depuis toujours.

Aujourd’hui, l’écriture a remplacé la révolution, avec la même intensité. «Ecrire est un cri que je veux que les autres entendent, le mien et celui des opprimés. La littérature permet de se mettre à la place des autres et de ressentir, de se dire ‘tiens, je n’avais pas regardé depuis cette perspective’…» Un premier pas vers la réconciliation, se dit-on au moment de prendre congé de cette grande dame.

 

Oya Baydar, Dialogue sous les remparts, tr. du turc par Valérie Gay-Aksoy, Ed. Phébus, 2018, 160 pp.

https://lecourrier.ch/2018/05/08/oya-baydar-de-toutes-les-luttes/