Le temps retrouvé

LIVRES L'auteure genevoise signe le délicieux «Tu n'es plus dans le coup!», où son alter ego Lily Petite jouit sans entrave d'une liberté nouvelle.

 

 

«Devrais-je apprendre à faire des photos convenables puisque j’ai envie de me promener, de regarder, d’admirer, de me remplir de la beauté du monde sans devoir en faire des phrases»? Lily Petite, journaliste à la retraite, est fatiguée des projets, des fictions, des constructions. Mais pas des mots. Elle aime ses notes quotidiennes, «petites réflexions sur petite vie», réfléchit aux lettres qu’elle pourrait laisser à ses proches avant sa mort, écrit des haïkus pour ne pas oublier le nom des fleurs aimées – quelle gourmandise dans ces euryops, grevillea, hardenbergia! Entre promenades, photo et écriture, discussions avec ses petits-enfants et visites de sa fille – débordée et inquiète pour elle –, Lily rêve d’oser enfin dessiner et coule des jours heureux dans le Sud de la France aux côtés d’Oscar. Tout comme Amélie Plume, qui partage son temps entre Hyères, où vit son compagnon, et Genève où elle nous accueille dans son lumineux appartement.

«J’avais envie d’écrire une chronique du sud et d’aborder le thème des personnes âgées», confie-t-elle à propos de Tu n’es plus dans le coup!, où l’on retrouve donc le personnage né dans Mademoiselle Petite au bord du Saint-Laurent, cette Lily qui rencontrait ensuite Oscar dans Les Fiancés du Glacier express. Or quand Amélie Plume découvre un Sud de la France raciste, elle n’a plus vraiment envie d’en parler – sauf de sa nature splendide – et remplace le tableau de la région par une réflexion sur le temps. Celui qui reste pour réaliser ses rêves et simplement se délecter du bonheur de vivre. «J’écrirai encore un ou deux livres, et puis?», continue l’auteure née à la Chaux-de-Fonds. Comme Lily, elle pense aux «petits papiers» à laisser aux suivants. Son personnage va vers l’allègement – de ce qu’elle aimerait leur écrire ne reste que des noms de fleurs –, vers l’ouverture, l’être au détriment du faire. Et Amélie Plume mêle à sa réflexion sur la fin une déclaration d’amour à une liberté enfin conquise. «Tout le monde critique la vieillesse, mais c’est une période magnifique si on est en bonne santé, s’enthousiasme-t-elle. On profite d’une liberté qui n’a jamais existé auparavant! J’ai tellement souffert du manque de temps.»

VIES DE FEMMES

Quel bonheur de n’être enfin plus «dans le coup», c’est-à-dire stressée, essayant de tout faire et d’être partout à la fois! Après un bref sursis – Amélie Plume raconte New York avec son mari entre 1968 et 1970, après ses études de lettres et d’ethnologie à l’université de Neuchâtel, la vie culturelle de la Grande Pomme, ses «tentatives de peinture et de poèmes» –, le retour en Suisse marque pour elle l’entrée dans une vie sous contraintes. «On fonde une famille, mon mari est pris par sa carrière, je ne trouve pas ma voie et deviens cette mère mécontente à la maison», résume-t-elle. Quand elle a l’opportunité de monter un atelier de peinture pour enfants dans son quartier, elle se lance, découvre le travail de l’éducateur Arno Stern qui associe liberté du fond et rigueur de la forme, et suit une formation à Paris. «ça a été le début de ma grande libération familiale. Ce que les enfants peignaient était d’une créativité magnifique, qui m’a fait réfléchir à la mienne et à mes blocages.»

Au même moment, la découverte de la littérature féministe ouvre un monde à celle qui rêve d’écrire. «Tous les auteurs que j’avais étudiés étaient des hommes, morts, non suisses... Je n’avais jamais entendu parler d’Alice Rivaz ni de Monique de Saint-Hélier.» Elle lit les biographies de Colette et de Lou Andreas-Salomé, ainsi que Simone de Beauvoir, libératrice et encombrante, elle qui niait une certaine réalité féminine et méprisait la maternité. Les Mots pour le dire, de Marie Cardinal, fait office de déclic. «Auparavant, c’était comme si la vie des femmes n’était pas assez intéressante pour entrer en littérature.»

LE POIDS DE LA VIRGULE

Ainsi, quand elle rompt avec son amant, elle réalise qu’elle tient là une histoire. «Tout un cahier de mon journal intime portait sur cette relation malheureuse entre deux amoureux mariés. Un jour, je me suis dit ‘c’est fini’. Le lendemain déjà, en relisant mes notes, j’ai trouvé cette histoire amusante.» Restait à trouver une forme. «J’étais une jeune femme avec deux petites filles; en face de moi, ce passé littéraire à l’imparfait du subjonctif, qui me tuait. Impossible d’écrire avec des phrases pareilles et des virgules avant les pronoms relatifs.» Elle supprime la ponctuation, la remplace par des sauts à la ligne qui marquent typographiquement le rythme. Oralité, majuscules éclatantes, tempo allegretto, liberté de ton, Les Aventures de Plumette et de son premier amant (1981) tiennent du théâtre, du poème et du chant débridé, joyeux et révolté. Un style qui marque ses trois premiers titres. Oui Emile pour la vie parle de la crise conjugale, s’interroge sur le chemin «entre le moment de la rencontre amoureuse et celui, dix ans plus tard, où on veut quitter cet homme»; En bas tout en bas dans la plaine évoque la jalousie redécouverte, l’échec du couple «ouvert».

Elle fait alors de l’autofiction sans le savoir, sourit-elle. Am, Plumette, Amélie Plume, le personnage reviendra dans les fictions suivantes, inspirées d’événements vécus, reconstruits, l’auteure transformant le quotidien en littérature avec vivacité, humour, un talent pour les situations cocasses et les dialogues enlevés – ils sont parfois aussi intérieurs, car «il y a deux personnes dans un être humain et j’ai toujours en moi la voix de ma mère, celle de ma conscience, du devoir», souffle Amélie Plume qui a mis ce décalage en scène dans Toute une vie pour se déniaiser. Le travail sur la forme autant que le choix d’un pseudonyme maintiennent la distance avec l’autobiographie. Car Plumette est l’ombre portée d’Amélie Plume, nom choisi par discrétion envers sa famille et son travail. Mais quand elle divorce, après trente ans de mariage, elle prend officiellement son nom de plume.

L’écriture la mènera au bout du monde: tournées de lecture, salons, ambassades, elle voyage en Asie, en Afrique, aux Etats-Unis. A Kuala Lumpur, elle rencontre son nouveau compagnon, diplomate, qu’elle retrouvera à Montréal où il est en poste. Ils y vivront deux ans. «J’ai tout aimé de ce pays.» Elle y découvre aussi un milieu d’expatriés «nostalgiques et soudés, patriotiques», et publie sur cette vie Chronique de la côte des Neiges. C’est aussi à Montréal qu’elle invente Lily. «Je me disais que la fiction n’était pas mon truc, mais Lily ne m’a plus lâchée...»

C’est donc avec cet alter ego pétillant qu’elle profite aujourd’hui de son temps retrouvé, source d’une joie qui irradie Tu n’es plus dans le coup! «Quand je pense aux milliers de journées de soleil que j’ai passées assise à travailler, à étudier, au lieu de me promener, ce qui est la meilleure des choses!» D’autant que c’est en avançant que les idées lui viennent. Quant à nous, on rêve avec elles de n’être plus dans le coup...

 

Amélie Plume, Tu n’es plus dans le coup!, Ed. Zoé, 2014, 94 pp.

http://www.lecourrier.ch/120033/amelie_plume_le_temps_retrouve