L’auteur vaudois publie Pour une part d’enfance, recueil poétique sur cette enfance toujours vive en soi, où se mêlent ­l’inquiétude et l’émerveillement.

 

François Debluë. Le doute et la beauté

 

«Si le poète te dit / la forêt triste en automne / et la fin précoce du jour / à la flèche d’arbres saisis par le froid (…) ­Dis-lui qu’il t’a menti / dis-lui que tu sais toi / le parfum des lilas au printemps / les cerises rouges et juteuses de juin / le chant des cigales / et le miel savoureux des abeilles / dis-lui ton amour / des plaisirs d’hier / et ton impatience de ceux de demain.» Ce dialogue entre un poète vieillissant et un enfant forme l’une des six sections du magnifique Pour une part d’enfance, de François Debluë. L’enfance? Elle est cette part en nous qui possède le don de l’émerveillement, celle qui écrit de la poésie et que le monde bouleverse, mais aussi celle qui doute, s’inquiète, reste sujette à toutes les terreurs – la section «Comme un enfant dans sa nuit» égrène d’ailleurs ces peurs irraisonnées.

 Ces deux faces indissociables fondent toute l’œuvre de l’écrivain né à Pully en 1950. En prose et en poésie, en récits comme en réflexions, il déploie au fil d’une trentaine de titres sa sensibilité vive et un regard critique sur le monde. Chez cet amoureux de musique et de peinture – il évoquait ses passions dans Lyrisme et dissonance, les deux pôles entre lesquels ­oscille son rapport au monde –, doute et fragilité se cachent ­derrière l’humour, tout en étant transcendés par une quête incessante de beauté, qui rejoint celle de l’amour. C’est dans ses textes en prose que s’exprime son côté sarcastique, entre mordante ironie et douce dérision de qui ne se prend pas au sérieux. «A la lecture de certaines scènes de Fragments d’un homme ordinaire, le public – et moi-même – étions pliés de rire», glisse-t-il, malicieux, dans ce café où nous avons failli nous rater, derrière la gare Cornavin – le résident de Rivaz, sublime village de Lavaux, a fait le déplacement.

Tempus fugit

Le thème central de son œuvre lui est apparu peu à peu: le Temps. Travail du temps, Poèmes de la nuit venue, Figures de la patience, De la mort prochaine sont autant de méditations en prose ou en vers sur ce temps qui nous est imparti, qui nous travaille et nous limite. «J’ai un vieux démon: j’anticipe, et souvent les choses les plus inquiétantes.»

 La finitude, la fragilité, imprègnent aussi Pour une part d’enfance où des accents mélancoliques inscrivent l’âge tendre dans le défilement des générations. «La paternité a changé mon rapport au monde plus que la relation amoureuse, dit ce père de trois filles aujourd’hui grand-père. C’est une aventure qui révèle en soi des réserves d’amour insoupçonnées.»

Ancien prof de français au gymnase (il lisait à ses élèves les auteurs russes, italiens ou espagnols qu’il adorait), François Debluë ne quitte jamais carnet et crayon – son «sismographe» – et note au quotidien ce qui le touche ou l’étonne, en observateur attentif. Ces images dispersées s’agrègent peu à peu, quelque chose prend forme «comme par aimantation, un poème en appelant un autre», et une logique émerge, celle qui fondera le livre dont la gestation peut prendre cinq à dix ans. «J’écris sur papier, à la main, par couches superposées; il y a sept, huit, dix états d’un poème jusqu’à ce qu’il sonne juste.»

En musique

Précis, fluides, ses vers appellent le chant, leur rythme est une musique. Pas étonnant, pour celui qui se dit «né dans un violon». Son père était violoniste professionnel, et le petit François assistait souvent aux répétitions. Après le violon et la guitare classique, lui-même s’est mis au violoncelle, âgé d’une vingtaine d’années. Aujourd’hui, il reprend des cours et joue de la musique de chambre avec sa compagne ­Frédérique, «en musicien raté» pour qui «la forme parfaite, c’est le quatuor».

Auteur du poème Les Saisons d’Arlevin, livret de la Fête des ­vignerons en 1999, il a depuis travaillé avec plusieurs compositeurs – Hostettler, Gaudibert ou, plus récemment, le compositeur de jazz Jérôme Berney pour Mater dolorosa, dont le texte est paru aux Editions d’Orzens cette année. Enfin, Pour une part d’enfance sera créé à l’automne avec le compositeur Jean-Luc Darbellay.

Discret, fuyant les mondanités, François Debluë collabore à plusieurs revues littéraires, fait partie de jurys en Suisse et en France, est traduit en allemand, anglais, espagnol, chinois ou arménien, et fourmille de projets, souvent fruits de rencontres et d’amitiés. Sur la table basse, il pose ainsi ses Fausses notes traduites en russe par Nicolas Bokov, auteur du fameux La Tête de Lénine (Noir sur Blanc, 2017), qui circulait sous le manteau et lui a valu d’être chassé d’URSS en 1974. «Ascète et fou de Dieu qui a fait à Paris l’expérience volontaire de la rue, ­Bokov a découvert au Salon du livre que Frédérique était l’arrière-petite-fille du peintre Eugène Burnand, qu’il adorait. A partir de là est née notre amitié.»

Le poète fait plusieurs séjours en Russie dès les années 2000, découvrant les musées de Moscou et Saint-Pétersbourg. En Chine, il donne des conférences après la traduction de Conversation avec Rembrandt, biographie fragmentée du peintre à travers ses autoportraits: «Il posait sur moi un regard qui m’interrogeait de façon centrale sur le sens de la vie.» De son voyage, il ramène Une certaine Chine, qui aborde cette expérience de radicale différence. «On n’est plus personne, dans un monde où il n’y a aucune référence commune.» Il lira de la poésie chinoise pour «descendre vers quelque chose de plus élémentaire, d’universel».

Mélange des genres

Poésie ou prose? Comment choisir? «La question des rapports entre poésie et sacré est difficile, dit-il, avouant une sensibilité au sacré de par sa formation catholique – il vient d’achever La seconde mort de Lazare, écrit notamment lors d’un séjour d’un mois dans un monastère en France. «Mais je ne crois pas qu’il y ait un répertoire spécifique à la poésie.» Il aime mélanger les genres, parfois au sein d’un même titre. «La forme, c’est d’abord une humeur, une démarche. La lame du couteau n’est pas orientée de la même façon sur la page.»

Ce printemps, on lira les trois méditations D’un autre regard. La première éclaire sa dette envers la peinture: «Elle me donne à voir le monde, lui confère plus d’intensité. Je ne me suffis pas à moi-même.» La deuxième porte sur la lecture, avec ces «livres que nous ne lirons pas» faute de temps. Pour finir, Debluë imagine un nouveau pronom dans l’écriture, une quatrième personne, «c’est-à-dire un effacement de la personne. Ce serait idéal!» Et celui qui nous a confié ne pas aimer parler de lui se prend alors à rêver à la disparition du moi dans les haïkus…

 

François Debluë, Pour une part d’enfance, poèmes, Ed. Empreintes, 2017, 105 pp.

https://lecourrier.ch/2018/01/12/francois-deblue-le-doute-et-la-beaute/