La chair des mots

Portés par une langue sensuelle, les récits de Marie-Hélène Lafon donnent vie au monde paysan taiseux et décimé de sa terre d’origine. Rencontre à Morges, au Livre sur les quais

L'auteure française a reçu le Goncourt de la nouvelle 2016 pour Histoires.
JEAN-LUC PAILLE

 

Elle est fille du Cantal, des plateaux pelés du Massif Central, ces régions austères, vidées par l’exode rural. Est-ce pour cela qu’elle trouve les cygnes si ridicules, surtout quand ils plongent le cul en l’air pour saisir quelque proie dans les eaux du Léman? Marie-Hélène Lafon ponctue notre conversation de ses éclats de rire à chacune de leurs tentatives, alors que les montagnes se voilent dans la douce lumière de début septembre. De la grande tente monte le brouhaha de la foule, venue en nombre au Livre sur les quais, à Morges.

 

Une question de distance

Vive et chaleureuse, l’auteure française a le verbe clair et incisif, une énergie joyeuse, à l’image des motifs chamarrés de sa tenue. Cette année, son recueil Histoires a reçu le Prix Goncourt de la nouvelle: il rassemble la totalité de ses nouvelles  (Liturgie en 2002 et Organes en 2006), suivies notamment d’«Histoires», où elle évoque sa relation à l’écriture et la genèse de son univers. «Je ne sais pas où je vais quand je commence, confie-t-elle. Nouvelle ou roman? C’est une question de distance, de souffle, de rythme. La nouvelle exige une dynamique et une tension foudroyantes. Il faut être in medias res tout de suite. Il y a là une violence narrative que j’aime.»

Chez elle, les deux genres alternent et se contaminent au gré de récits ancrés dans sa terre d’origine. Née à Aurillac en 1962, Marie-Hélène Lafon part étudier à la Sorbonne, où elle obtient son agrégation de grammaire. «J’ai adoré l’école et n’en suis jamais sortie», dit aujourd’hui celle qui est prof de lettres classiques dans un collège parisien. «J’ai senti avec une force impérieuse: ça, c’est ma place, les mots, la langue.» Mais il lui faudra du temps, et des détours, pour prendre la plume. Après une thèse sur Henri Pourrat, qui lui fait découvrir Ramuz, la lecture de Bergounioux, Michon et Millet est une révélation. «Ils écrivaient sur le monde d’où je venais: c’était possible d’en parler, et même nécessaire.» Son premier roman, Le Soir du chien, paraît en 2001. «Ils m’en ont donné l’autorisation.»

Il faut dire qu’être écrivain n’a pour sa famille «aucune réalité culturelle». Ses parents ont repris le flambeau d’une exploitation que personne n’a jamais quittée. «Mais enfant, j’entends les adultes dire ‘on est fini, ce monde est périmé, nous sommes les derniers Indiens, vous ne pourrez pas vivre comme nous.’ Ma sœur et moi étions élevées dans l’idée d’être fonctionnaires, à l’abri des aléas économiques.»

Si son histoire personnelle s’inscrit dans un mouvement générationnel plus vaste, il y a eu pour elle rencontre entre ce monde finissant et l’amour des mots. C’est de cet univers enfui, enfoui, qu’elle parlera dans ses livres, l’écriture en préservant une trace physique puisqu’il est voué à disparaître. A Paris, l’écart géographique devient distance culturelle – c’est ce que vit Claire dans Les Pays (2012). «C’est parce que je suis partie que j’ai ressenti le besoin d’écrire», observe-t-elle.

 

Corps à corps

La distance rend aussi possible d’aborder l’intimité, malgré l’interdit qui pèse sur ce domaine dans une terre paysanne où l’on ne parle jamais de soi. Les héros de Marie-Hélène Lafon sont taiseux, ils existent par le geste, le corps, ils n’expliquent rien, ne s’expliquent pas, vivent «au ras des choses». Pour qu’ils s’incarnent au plus près, elle taille la langue comme une matière, dans un corps à corps. «Il y a une violence de l’étreinte, mon lien avec la langue est ardent et jubilatoire.» Ses textes sont épurés, emplis d’une sensualité terrienne et brute, portés par le rythme  puissant de ses phrases où chaque virgule, chaque adjectif, est pesé. «Je les dis à voix haute pour tester leur tenue et leur tension. Puis je laisse reposer.» L’écriture est affaire d’incarnation, et lire à haute voix fait aussi passer le texte par tout le corps – «on l’expectore».

«Il faut se remplir le ventre pour fabriquer de la chair neuve et continuer à être dans les pays couturés de sentiers creux, sous le couvert des arbres drus, au plus serré des hivers, au plein soleil des étés, les bêtes lourdes, les filles renversées, suantes, gorges ouvertes dans le foin hirsute», lit-on dans la nouvelle «Jeanne». Dans Histoires, comme dans la dizaine de romans de Marie-Hélène Lafon, le corps des personnages est omniprésent et le mot «viande» récurrent, employé aussi bien pour parler d’écriture. Vivendas, c’est ce qui est vital: «La langue est un matériau verbal que je malaxe, dont je me nourris, auquel je donne forme par le travail, ce qui est la moindre des choses.»

Car ce travail est une éthique: c’est la langue qui donne une dignité à ses personnages, qui exprime sa loyauté envers son milieu d’origine. Ainsi Joseph, dans le roman éponyme, «fait honneur», dit-elle. C’est un écrasé, un poivrot, mais il est digne, grâce au travail de la langue. «Je suis sur la corde raide, c’est un exercice acrobatique constitutif de mon écriture. Mais il y a une éthique de la langue qui fait sens, qui permet de mettre des mots sur le silence des générations précédentes. Toucher le lecteur passe par une manière de dire.» Et elle n’hésite pas non plus à «rentrer dans la viande du lecteur», ses livres se faisant souvent confrontants, incommodes.

 

Déprime rurale

à mettre des mots sur le silence, elle prend un risque. «Mon père et mon frère ne me lisent pas, et c’était difficile pour ma mère au début. Il y avait pour elle trop de dévoilement.» Mais l’auteure a appris depuis à prendre des distances avec le réel et à brouiller les pistes. «J’use de rideaux de fumée, de stratégies de contournement. Je transpose, je déplace, je change les corps, les lieux, les époques, je découds, je recouds. Il y a aussi des domaines auxquels je m’interdis de toucher.»

Si elle confesse un rapport nourricier à sa terre d’origine, Marie-Hélène Lafon ne porte pas pour autant sur elle un regard passéiste; elle y vit dix semaines par an, en prise directe avec l’ici et maintenant, avec les soucis de sa famille. «Ils se débattent avec beaucoup de vaillance et peu d’armes.» En France, il y a un suicide tous les deux jours chez les paysans, rapporte-t-elle. «Les exploitations ferment. Il n’y a plus de poules, de lapins ni de potagers car les femmes doivent travailler à l’extérieur, leurs salaires étant indispensables à l’économie des entreprises que sont devenues les fermes. Certains n’y arrivent pas. Je suis très sensible à cela», ajoute-t-elle simplement.

Ses livres sont très lus dans sa région natale. «Le plus rugueux, Les Derniers Indiens, a généré un effet de forte reconnaissance.» C’est qu’ils travaillent profondément le corps social: les origines de la majorité de la population française sont paysannes. «Mes livres se situent à cet endroit-là, qui peut être douloureux mais tend aux lecteurs un miroir.» Où chacun est renvoyé à des histoires de famille complexes, à la perte et à la nostalgie. A ce monde perdu mais partagé, qu’on porte encore en soi.

Marie-Hélène Lafon, Histoires, Ed. Buchet Chastel, 2016, 288 pp.

 

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