Marge enchantée

Jazzman, photographe et poète, il croque  Genève dans «Rue des Gares et autres lieux rêvés», où passé et présent se fondent dans l’intensité de l’instant.

Le poète et batteur genevois, à l’écoute des vibrations du présent.
JEAN-PATRICK DI SILVESTRO

Il arpente les lieux du canton en promeneur solitaire et son regard attentif saisit la beauté d’un instant, l’insolite d’une scène ou la grâce d’une rencontre. De Carouge au quartier des Grottes, des Bains des Pâquis à la campagne genevoise en passant par l’Îlot 13 ou le chemin de l’Impératrice, ses rêveries se sont déposées ce printemps dans Rue des Gares et autres lieux rêvés: 177 vignettes curieuses et émerveillées parues chez Héros-limite, l’éditeur genevois qui publie depuis des années les vers, chroniques et autres aphorismes surréalistes de ce poète discret, Cingria contemporain amoureux fou des livres.

 

«S’envoler ensemble»

«Ce n’est sans doute pas un hasard si la librairie Barone est juste à côté de chez moi, remarque Claude Tabarini, qui vit au cœur de l’Îlot 13, cet archipel de poésie subsistant encore dans une Genève où bars lounge et boutiques de luxe ont peu à peu remplacé les bistros de quartiers. Jardins, cours ombragées, balcons fleuris des coopératives, arcades, vieilles pierres et escaliers de bois dessinent un espace de liberté où flotte encore quelque chose de l’esprit des squats.

Et la fameuse librairie d’occasion, caverne aux trésors, se voit régulièrement dévalisée par Claude Tabarini: «Je collectionne les livres, j’en achète plusieurs par semaine et il m’est impossible de les prêter!», poursuit-il, assis derrière une pyramide de bouquins dans son vieil appartement où ils s’empilent jusqu’au plafond, occupent les tables et grimpent le long des embrasures, meublent chaque espace encore libre, fragile architecture de papier qui se mêle aux disques pour tracer les contours de son riche univers.

Car Claude Tabarini est aussi batteur, qui se produit dans diverses formations de jazz, musiques populaires et improvisées; il était de l’aventure de l’AMR dans les années 1970, et cela fait une trentaine d’années qu’il livre chaque mois ses chroniques dans Viva la musica, le journal de l’association. Travail littéraire sur le jazz, ces textes marient les deux arts qu’il pratique en autodidacte, «au début comme un voyou, glisse-t-il en roulant une cigarette. Je ne viens pas d’un milieu intellectuel.»

Né à Genève en 1949, auteur de dix ouvrages – recueils de ses chroniques sur le jazz (Enveloppes) ou poésie (les premiers opus, Tel un Renard drapé de nuit et L’Oiseau, l’ours et le ciel, ont été publiés par Georges Haldas à L’Age d’Homme) –, il a grandi dans la musique avec un père accordéoniste musette. «Quand je rentrais chez moi, je mettais Coltrane ou Hendrix à fond, ça me vengeait de l’école.» A 14 ans, il découvre la poésie. Sur ses étagères, plusieurs volumes de Joë Bousquet, d’André Breton. «Ce qui m’intéresse le plus chez lui c’est le chant, même s’il est brimé par la rigueur classique de sa langue. C’est dans la musique que se trouve pour moi le sens moral. Et la poésie a beaucoup à voir avec cela.» Il dit avoir choisi la batterie par amour du rythme et par «flemme», n’ayant jamais dû apprendre tous les termes musicaux. L’essentiel, c’est l’écoute, surtout en impro.

«Quand on joue avec quelqu’un et que ça fonctionne, ça crée une relation très profonde. C’est un langage très personnel.» Le jazz est une musique en mouvement, toujours inédite, qui se crée dans l’instant, et cette présence rejoint «quelque chose de l’ordre de la vérité, du zen», observe-t-il même s’il n’aime pas les grands mots. «On est dans une sorte de transe, on cherche à s’envoler ensemble.»

 

Dada et la densité

Cette attitude fonde aussi sa poétique: il s’agit de saisir l’instant, de le creuser, de le déployer dans tous ses sens et ses ramifications. «C’est moi, ici et maintenant. Une seconde. Je sors dans la rue, quelque chose me touche, une impression se grave, un mot traîne dans mon esprit et cela m’obsède, il me faut alors mettre en forme cette impression. J’y arrive, ou pas. L’essentiel est de trouver les mots qui correspondent à ce que je sens.»

S’il cite Ramuz, pour l’invention d’une langue et l’immersion dans une terre aimée, Claude Tabarini  revendique aussi son «côté dada», lui qui «fait du surréalisme toute  la journée» sur le mode de la plaisanterie. Certains rient, d’autres ne comprennent pas du tout. Un exemple? Il fuse: «Un mégaphone n’est beau qu’à la Chaux-de-Fonds. Jamais vous n’entendrez cette phrase ailleurs!» Parfois, il note ses drôles de maximes et ça donne les aphorismes humoristiques du Garnement qui aimait la cuisine rapide (Héros-limite, 2004).

Ces jeux de langue sont une critique totale, de tout et tout le monde, de lui-même surtout, lui qui rejette aujourd’hui le tragique. «Le noir me casse les pieds. J’en ai marre de ce côté Baudelaire, Lou Reed. Je n’en ai plus besoin, ce n’est pas ce que je veux donner aux gens que j’aime. Pourquoi pas un petit rayon de soleil? Voir la beauté des choses sans être idiot?» Alors il écrit sur cette fleur mauve qu’il heurte chaque matin en passant avec sa batterie, quelques lignes sur un bout de papier déchiré, modeste flocon du quotidien. «C’est une petite image qui m’est restée. Comment la formuler en moins de mots possibles? Je vais vers le microcosme, la densité, le détail infime.»

 

Dedans et dehors

Cette concision, cette vibration, il les cherchait bien avant de découvrir Bashô et les haïkus. «Quand je l’ai lu, je me suis senti à la maison.» Alors que le dada est pur jeu de langue, le haïku intègre des éléments visuels du quotidien. Le haïkiste «ne conçoit pas, il découvre. Il met la focale au point sur ce qui est là, maintenant, inépuisable dans l’éphémère – non pas une essence, mais une dynamique, une énergie. Loin d’être asservi par un quelconque point de vue, il cherche un point de vision – un nouvel angle», écrivent Corinne Atlan et Zéno Bianu dans Anthologie du Haïku (Gallimard, 2002). Pas étonnant que chez Tabarini, ce regard se traduise aussi en image, quand il choisit de capter l’instant à travers son objectif, rapide, attentif.  

Dans Rue des Gares, ses points de vue esquissent son portrait en négatif. Pour ce livre, il a bénéficié de la bourse auteur confirmé de la Ville et du canton. Une aide bienvenue pour celui qui a toujours vécu chichement de son art. Rue des Gares, c’est «la vision d’un jazzman marginal mais bourré de culture littéraire» où le contestataire d’avant-garde se fait parfois presque réactionnaire, confesse-t-il, par nostalgie d’une certaine Genève.

Celle des utopies et des expériences collectives, bien sûr, même s’il n’a, au fond, «jamais fait partie de rien». «Cela sonne peut-être prétentieux, mais je pense qu’un poète est toujours dans la marge, quel que soit le milieu où il se trouve. Quand une maison brûle, tout le monde lance des seaux et le poète chante l’événement, disait Ramuz. C’est un recul. Un revers, aussi: la solitude est grande. Mais on ne peut pas adhérer. Et c’est ça qu’on donne.» En pleine liberté.

 

Claude Tabarini, Rue des Gares et autres lieux rêvés, Ed. Héros-limite, 2016, 178 pp.

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