L'échappée belle

Prolifique auteur de romans noirs et réalisateur, le Genevois renoue avec une veine plus intime dans le très beau «Permis C».

C’est un roman d’initiation dans la lignée de L’Attrape-cœur de J. D. Salinger ou de Bandini de John Fante. Il possède la même sensibilité exacerbée et cet alliage de violence et de candeur poignante, d’humour et de noirceur, qui va droit au cœur. Permis C est le livre de la sortie de l’enfance et le plus personnel de Joseph Incardona, qui délaisse le genre noir dans lequel il excelle pour retrouver la veine intimiste de ses premiers romans et son double littéraire, André Pastrella: on l’avait suivi jeune homme un peu paumé ­rêvant d’être écrivain dans Le Cul entre deux chaises (2002, réédité par BSN Press en 2014), puis dans Banana spleen (2006, bientôt chez BSN Press), on le retrouve ici à 12 ans, débarquant dans une nouvelle école au milieu d’une cité en lisière de forêt que les ­Genevois imaginent être Meyrin. Non seulement il est nouveau, mais c’est un Rital...

 

A LA SOURCE DE L'ECRITURE

Entre l’Italie et la Suisse des années 1970 et 1980 qui cantonne ses saisonniers dans des baraquements, André Pastrella va grandir en apprenant l’injustice, la solitude, la brutalité. Il est confronté à la méchanceté gratuite de la Bande, véritable «incarnation de la malveillance» contre laquelle il devra s’armer, souligne Joseph Incardona, rencontré dans un café genevois à l’heure du thé matinal. Mais son alter ego connaît aussi ses premiers émois et quelques vraies amitiés. «Avoir des amis était très important pour moi, et pas du tout aisé, c’était comme avoir un frère», glisse ce fils unique d’un père sicilien et d’une mère suisse, trimballé comme son héros de villes en cités au gré des changements d’emploi de ses parents. Permis C évoque ainsi ces épreuves qui marquent une enfance, et qui ont forgé l’homme et l’écrivain qu’il est devenu.

Car Joseph Incardona a compris, en replongeant dans le passé, l’origine de son écriture: «J’étais très seul et j’ai commencé tôt à lire, à me raconter des histoires, à inventer des bédés, des scénarios de jeu. Je suis d’ailleurs resté assez solitaire, ma vie sociale est ciblée.» Son imagination toujours débordante l’a empêché de suivre une carrière journalistique, après un bref stage au Courrier, au début des années 1990, qui devait révéler son incapacité à «coller aux faits», rit-il. Le récit de ses jeunes années? Il est forcément réinventé. «J’évoque des événements qui ont vraiment eu lieu, d’autres vécus plus tardivement mais intégrés ici, et il y a un tiers d’invention totale.» Un mélange qui donne à ce «roman d’enfance» son intensité dramatique, son sens initiatique aussi. Car «peu importe ­finalement de savoir ce qui est réel ou non. En fiction, le ‘mensonge’ permet aussi de dire la vérité. Et de quelle vérité parle-t-on, d’ailleurs? Tout est vrai.»

Cette vérité est celle de la langue, du ton juste. Ici, la voix de l’enfance, que l’auteur né en 1969 restitue à merveille. Grâce au temps qui le sépare de ces années, grâce aussi à sa manière d’exprimer la force des émotions en évitant l’introspection. Ce sont les paroles et les gestes qui traduisent ce qui se trame à l’intérieur: «Le corps est important, dans l’écriture. Quand ma mère fait deux dépressions, je la montre simplement prendre ses médicaments.» Et de citer les Nord-Américains Harry Crews, James Crumley, Raymond Carver ou Charles Bukowski, géniaux comportementalistes dont il est grand lecteur.

 

UNIVERS NOIR

Auteur d’une dizaine de romans et de deux pièces de théâtre, scénariste de quelques bandes dessinées et réalisateur, avec Cyril Bron, de Milky Way (2014), Joseph Incardona a appris en autodidacte ces différentes écritures, «toutes difficiles». «Le scénario m’a donné le sens de l’ellipse, une plus grande efficacité dans le rythme, le réflexe de couper ce qui est théorique.» Une idée vient d’emblée avec sa forme, précise-t-il, celle-ci raconte aussi une histoire. «Ma pièce 37m2 ne pouvait être qu’un huis clos théâtral.»

Son univers trempe dans le noir. Il s’attache à un monde de marginaux, à ce qui fait dérailler l’existence. Rien de sombre, pourtant, dans sa manière d’être rayonnante, chaleureuse. Mais le retour sur soi de Permis C a mis au jour les racines de cette attirance pour les déséquilibres. «Je ne suis pas ­quelqu’un de pessimiste, mais j’ai conscience de la fragilité de la vie. Mes parents étaient un peu à côté de la plaque, désaxés – des perdants avec leur dignité. J’ai aussi vécu chez mes grands-parents, en Sicile, dont la vie avait été bouleversée par la guerre. Je m’intéresse aux éléments de tragédie, à ceux qui tombent.» A ceux qui ont vécu, résume-t-il.

Lui-même a quitté Genève il y a une quinzaine d’années pour écrire, publier, et fuir un quotidien qui menaçait de l’étouffer – remplacements après une licence en sciences politiques, formation d’enseignant, appartement, copine... «Je ne voyais plus la possibilité de progresser. Aujourd’hui, je peux toujours écrire un livre meilleur, toucher plus de lecteurs. Tout reste ouvert.» Ce sera Paris, puis Bordeaux où il publie ses premiers livres avant d’être édité au Seuil, chez Fayard ou Finitude. De retour à Genève en 2007 pour des projets de théâtre et de cinéma, il a redécouvert la région. «Je ne serais peut-être pas parti si la situation éditoriale avait été aussi dynamique qu’aujourd’hui. C’est un petit territoire avec énormément d’auteurs et des écritures souvent plus expérimentales qu’en France.» Par sa position centrale, Genève permet de bouger facilement, constate aussi ce nomade dans l’âme, boxeur amateur, que la naissance de son fils il y a quelques années a aidé à poser ses valises.

 

PLUSIEURS VIES

C’est que Joseph Incardona est très sollicité. Son œuvre noire a été ­récompensée par de prestigieuses ­distinctions françaises – Grand Prix de littérature policière pour Derrière les panneaux, il y a des hommes en 2015, Grand Prix du roman noir français en 2011 pour Lonely Betty. Il est diffusé dans toute la francophonie et parvient aujourd’hui à vivre de sa plume après avoir tâté de plusieurs jobs alimentaires. «C’est irrégulier, mais ça me laisse une grande liberté.» Entre animations ponctuelles d’ateliers, travail sur ses romans et sur un deuxième long métrage avec Cyril Bron, il ne chôme pas. «J’ai dix idées par jour, alors tant que ça dure...», dit-il en touchant la table en bois du café.

Il continue ainsi d’élargir le champ du possible, de mener plusieurs vies. «Derrière les panneaux... est très lié aux femmes. A la question d’avoir un enfant ou non, de perdre un enfant. Comme un comédien qui jouerait un rôle, je me mets dans la peau d’une femme pour ressentir ces questions éternelles. Au delà de nos corps, il n’y a pas vraiment de sexes. Au fond de soi, on est multiple.» Est-ce un hasard si la scène finale de Permis C est celle d’une évasion? Si l’épisode est traumatisant, on y devine pourtant l’envol offert par l’écriture face à ces «choses de la vie qu’on n’a jamais fini d’affronter», dit Joseph Incardona en citant le mot de la fin: «Ils ne m’auront pas.»

Joseph Incardona, Permis C, BSN Press, 2016, 228 pp.

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