Haute voltige

POLAR Son dernier roman plonge dans les eaux sales du négoce des matières premières. Entre écriture, théâtre, danse et voyages, l’auteur lausannois fourmille de projets.

JEAN-PATRICK DI SILVESTRO

 

 On avait suivi sa chute dans Les Ombres du métis: Paul Bréguet y racontait sa rencontre avec Romain Baptiste, jeune prostitué d’une beauté éclatante retrouvé inconscient dans les bois de Sauvabelin. Il en était tombé amoureux alors qu’il était chargé de l’enquête, et le premier roman de Sébastien Meier mettait au jour les réseaux de prostitution masculine d’une Lausanne interlope et friquée, sur les traces de ce flic qui perdait pied et dont la parole n’était pas toujours fiable. On le retrouve aujourd’hui à sa sortie de prison: dans Le Nom du père, c’est à la filière opaque du négoce des matières premières que Paul Bréguet se heurte quand il veut reprendre officieusement l’enquête. Mais nul besoin d’avoir lu le premier opus – lauréat du Prix Lilau de la Ville de Lausanne l’an dernier – pour apprécier ce deuxième roman aussi dense qu’intense: dans un tourbillon étourdissant, Sébastien Meier mêle suspense policier et enjeux sociopolitiques brûlants pour brosser le tableau d’une certaine Suisse cynique et arrogante où les puissants semblent au-dessus des lois.

NOMBREUSES RECHERCHES
«L’économie m’intéresse beaucoup, c’est l’une des clés de compréhension du monde, réputée compliquée, et qui régit nos vies, dit Sébastien Meier rencontré dans un café de la gare de Lausanne. Cela fait longtemps que je voulais en parler.» Pour écrire Le Nom du père, il s’est énormément documenté. Lectures et rencontres lui ont permis de donner chair à ses personnages, et crédibilité à son récit. Au final, il articule à merveille intrigue vivante et précision documentaire. «Mais j’ai récrit ce livre deux fois de bout en bout, et il a connu je ne sais combien de versions! Il fallait trouver un équilibre entre fiction et réalité, entre mécanique bien ficelée et émotion.» Et de saluer le travail effectué avec son éditrice Caroline Coutau, une «vraie partenaire» qui l’a aidé à simplifier, à être plus percutant. «J’ai besoin de ce regard qui donne du recul. Je ne crois pas au mythe de l’écrivain qui écrit son texte seul dans son coin.»

LES MORTS DU PETROLE
Blanchiment d’argent, montages financiers complexes liés à l’immobilier, corruption, avocats véreux, milieu bancaire feutré, hauts fonctionnaires mouillés, le tout autour d’une multinationale active dans le pétrole: tous les ingrédients sont réunis pour un cocktail explosif et plus vrai que nature. «A l’heure où Berne décrète que l’autorégulation suffit, j’ai voulu montrer comment fonctionne le négoce des matières premières: à l’autre bout de la chaîne du pétrole, il y a tout simplement des morts. Ce n’est pas une question idéologique mais une réalité concrète.» Avant la sortie du livre, l’angoisse est montée: comment se défendre s’il était attaqué? «J’ai confiance en mes sources mais j’avais peur de devoir me justifier. Je voulais trouver une bonne énergie pour en parler sans en faire un texte militant.»
  Car ce qui intéresse avant tout le jeune auteur lausannois, c’est de dire le monde dans lequel il vit et de poser des questions. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il s’est investi dans l’expérience de La Cité, dirigeant brièvement en 2013 le mensuel indépendant fondé par Fabio Lo Verso. «Mais ce n’était pas durable, je n’étais pas payé et il n’y avait pas le financement pour mettre sur pied mon projet de refonte du journal.» Si la forme du polar s’est imposée à lui alors qu’il n’est pas un grand lecteur du genre, c’est qu’il permet «d’exprimer ces problématiques complexes sans ennuyer». Pari amplement réussi.
  Grâce aussi à ses personnages – étonnants, truffés de contradictions, imprévisibles. Ainsi de la procureure Emilie Rossetti, à la fois ambitieuse, froide, courageuse, fragile, engagée... «Je l’adore!», s’enthousiasme Sébastien Meier. Ou de Paul Bréguet, cet homme en crise rattrapé ici par son héritage, qui peine à sortir d’un cycle infernal où sa ville devient prison – Lausanne et ses rues sont très présentes, univers hermétique et froid qui prend les dimensions d’un personnage en soi. On y trouve aussi le point de vue du «méchant», un richissime PDG très blochérien: s’il incarne une certaine idée de la Suisse, il est pourtant sincère et croit œuvrer pour le bien. «J’ai de l’empathie pour tous mes personnages et je suis surpris de voir à quel point il y a de moi dans chacun. Je ne les juge pas, ils font ce qu’ils peuvent. Ce sont les failles et les doutes qui sont intéressants. Je ne supporte pas ce qui prétend être parfait, en littérature également.»

EXPERIENCES COLLECTIVES
Il ne les lâchera pas de sitôt: il réfléchit à une suite, a déjà quelques pistes, se laisse le temps. C’est qu’il a d’autres projets sur le feu: des travaux plus personnels et des envies de théâtre. Il écrit sans arrêt, dit-il – pièces, scénarios, nouvelles, romans. Comment en vivre? La question l’a longtemps taraudé et l’a poussé dans plusieurs aventures. En 2009, à tout juste 22 ans, il fondait les éditions Paulette pour «rencontrer d’autres personnes qui écrivent, par grain de folie aussi». Il publiera une quinzaine de titres – dont les Chroniques de l’Occident nomade d’Aude Seigne, Prix Nicolas Bouvier, rééditées par Zoé. Pour produire ses propres pièces, Sébastien Meier fonde en 2010 le collectif Fin de Moi qui explore des formes hybrides entre art de la scène et littérature: il y montera notamment deux de ses pièces policières, où l’on retrouve le procureur Jules Mourier des romans.
  Mais son intérêt pour la scène, Sébastien Meier le concrétise autrement cette année: il est assistant à la mise en scène de Sandra Gaudin, au sein de la Compagnie Air de rien qui répète actuellement Sallinger, de Koltès, à voir dès mardi au Théâtre Benno Besson d’Yverdon-les-Bains.1 «Je fais un peu de tout, de l’administration à la technique, de l’artistique au relationnel. Je suis là pour mettre de l’huile dans les rouages, rester calme quand le stress monte.» Le contraire de la solitude de l’écriture? «Je suis toute la journée avec des gens qui parlent beaucoup. C’est le plus difficile pour moi – ça ­l’était aussi avec Fin de Moi!»
  Il y a deux ans, Sébastien Meier a pourtant rejoint l’AJAR, Association des jeunes auteurs romands qui réunit dix-huit membres. «C’est très différent. Nous sommes tous écrivains, donc concis, nous ne nous lançons pas dans de longues digressions», sourit-il. L’AJAR, c’est une dynamique un peu magique où s’équilibrent projets d’écriture collectifs et individuels. «On laisse nos egos à la porte. Comment ça marche, pourquoi? Mystère. On discute aussi de questions techniques comme les contrats d’éditeurs. Cela nous légitime dans ce qu’on fait. On ose davantage.» C’est d’ailleurs à Guy Chevalley et Noémi Schaub, membres du collectif, qu’il a transmis ses éditions, devenues Paulette Editrice (Le Courrier du 22 janvier 2016).
  Aujourd’hui, grâce au Prix Lilau et à la bourse Leenards à l’écriture théâtrale, Sébastien Meier a pu arrêter les jobs alimentaires. «Je mets cette période à profit pour vivre tout ce qui me tient à cœur. Je pratique le flamenco et j’ai passé trois mois en Espagne. L’univers de cette danse me parle énormément. J’écris, je lis, je voyage, je danse... Je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait, mais je veux aller au bout de cette liberté.» Qui donnera sans doute bientôt d’autres beaux fruits.

Sébastien Meier, Le Nom du père, Ed. Zoé, 2016, 396 pp. http://www.lecourrier.ch/136884/sebastien_meier_haute_voltige