Histoires de voix

L’auteure genevoise, qui tient un blog très suivi, publie ses «Nouvelles sans fin» en Russie où elle jouit d’une belle reconnaissance. Regard sur un parcours atypique.

 

JEAN-PATRICK DI SILVESTRO

On avait aimé la concision et ­l’étrangeté de ses Nouvelles ­­­de personne et des Nouvelles de rien. Parus aux éditions d’En bas, les deux recueils disaient le mal-être et la solitude en maniant l’humour et l’absurde, dans une écriture qui portait haut l’art du minimalisme. Hélène Richard-Favre revient cet hiver avec des Nouvelles sans fin qui creusent la même veine, dans des textes plus brefs encore et souvent débarrassés de tout fil narratif: éclats de voix, coups de sonde furtifs et sans fard dans des intimités malmenées, ils esquissent en quelques lignes des situations dont on ne saura que ce qu’en disent des personnages désincarnés. «Les voix viennent d’on ne sait où et ne disent rien», résume l’auteure genevoise rencontrée dans un café de la place. «Je n’ai jamais été aussi loin dans l’exposition de l’intimité. Je m’intéresse aussi aux pulsions. Comment se vit l’amour entre mère et fils, homme et femme?»

Ce quatrième recueil réunit des textes écrits entre 2003 et 2010 – ses tiroirs en sont pleins, confesse Hélène Richard-Favre, air juvénile et visage expressif. «Je les ai condensés, passant parfois de quinze à deux pages. J’aimerais beaucoup écrire un roman, mais je m’ennuie vite.» Cette brièveté est sa patte. Nouvelles de personne, Nouvelles de rien, Nouvelles de nulle part, Nouvelles sans fin: les titres de ses livres égrènent leur credo épuré. Dans le dernier, les plus courts de ses fragments évoquent par moment les vignettes de Daniil Harms, où des scènes de dénuement sont empreintes d’absurde, de fantastique, d’irrationnel. Hélène Richard-Favre, pourtant, n’a pas lu cette œuvre interdite sous Staline qui a longtemps circulé sous le manteau. Celui qui l’a marquée, c’est Dostoïevski. «Il m’habite et me porte, comme la Russie. Ses crises d’épilepsie ont alimenté son œuvre. Comment le mal, qu’on a en soi ou dont on souffre, est-il vécu à l’intérieur de la société? Dans mes textes, je me confronte toujours à cette tension entre l’intérieur et l’extérieur, au-delà de toute morale.»

 

LE DETOUR PAR L’AILLEURS

C’est à Moscou qu’a été édité le ­dernier recueil de cette grande amoureuse de la Russie, en version bilingue français et russe. De fait, ses livres ont un parcours singulier: ils ont d’abord été publiés à ­l’étranger avant de l’être en terres francophones. C’est qu’ils plaisent aux traducteurs – «je crois que la sobriété de ma langue est un défi» –, qui ont joué le rôle de passeurs. Ainsi, Nouvelles de personne est sorti en Italie en 1988, puis en versions bilingues en Russie et Géorgie, respectivement en 2004 et 2008, avant de trouver une déclinaison français-anglais aux éditions lausannoises d’En bas en 2009. L’anglais? A nouveau, le livre avait été traduit, puis joué dans des collèges, avant de trouver un éditeur. «Cela s’est fait par le hasard des circonstances», glisse Hélène Richard-Favre, qui n’a jamais activement cherché à être publiée.

Elle regrette pourtant de demeurer en marge du milieu littéraire francophone alors qu’elle est connue dans la vaste ­Russie, lue par les étudiants, régulièrement invitée à donner des conférences et interviewée par les médias. Ses Nouvelles de nulle part (2013) ont reçu un prix littéraire international à Saint-Pétersbourg, mais n’ont toujours pas été éditées ici.

De la Russie, Hélène Richard-Favre aime la musique et la littérature, l’intensité, les contradictions – ce mélange de tendresse et de brutalité –, la manière dont  ses habitants prennent la vie comme elle vient. Née à Pully en 1953, elle a 14 ans quand elle découvre la culture russe et c’est pour apprendre cette langue qu’elle s’inscrit en lettres à Genève. Elle fera plusieurs séjours en URSS avant de se spécialiser en linguistique. «Mais arrêter le russe a été un crève-cœur.» Tout en menant des travaux de recherche, elle enseigne le français à la faculté des Sciences politiques de l’université de Turin, puis au collège et à l’Ecole d’ingénieurs à Genève. Elle renouera le lien à la fin des années 1990 en intégrant le département de linguistique russe de l’université de Lausanne. Depuis la parution de ses nouvelles à Moscou en 2004 – via une linguiste rencontrée à Lausanne, justement, qui les a traduites –, elle se consacre entièrement à l’écriture.

Sa fascination pour la Russie a trouvé une autre déclinaison: depuis 2010, Hélène Richard-Favre tient un blog sur le site de la Tribune de Genève, qui a pris une tournure plus politique en 2012 avec l’affaire des Pussy Riot. A l’époque, sa position critique au sujet du collectif féministe punk tranche avec l’opinion dominante et attire l’attention de la rédaction française de Voix de la Russie (actuelle Radio Spoutnik), qui émet dans plusieurs langues et pays. Elle y est interviewée. Et depuis, se voit régulièrement sollicitée par les médias russes.

En tant que linguiste, sensible à la rhétorique, elle a analysé les discours politiques et travaillé sur la polémique. «Le propos de mon blog est plus critique que politique: c’est avec ce regard que je réagis à  la manière orientée dont les médias ­européens parlent de la Russie ou de son conflit avec l’Ukraine. C’est normal, on subit forcément l’influence de sa culture. Mais je suis frappée par le contraste entre la vision des médias occidentaux et la ­réalité sur place.»

 

LETTRE A SVETLANA ALEXIEVITCH

Alors elle propose un autre point de vue, plus nuancé, loin des clichés. Car c’est la méconnaissance qui engendre la peur. Le nom de son blog? «Voix.» Comme celles des nouvelles, la voix du blog est elliptique, ses billets tiennent en quelques brefs paragraphes et vont à l’essentiel. «Je laisse ouvert. Je n’ai pas la science infuse ni aucune vérité, je ne suis ni activiste ni militante: je veux simplement donner un éclairage sans prétention, ouvrir le dialogue.» C’est en ce sens qu’elle a réagi cet automne, dans une lettre ouverte, aux propos de la Prix Nobel de littérature 2015 Svetlana Alexievitch qui déclarait dans une interview que 86% des Russes se réjouissaient des morts ukrainiens. «C’est faux et inacceptable, d’autant que beaucoup de Russes ont de la famille en Ukraine..»

Traduite en russe et publiée sur le site Baltnews par le journaliste Arkadij Beinenson, sa lettre a été relayée par au moins trente sites internationaux et partagée près de 80 000 fois sur les réseaux ­sociaux, tant en Russie qu’en Ukraine et ailleurs; sur son blog genevois, elle a recueilli près de 350 commentaires. Hélène Richard-Favre a été sollicitée pour des ­interviews par deux grandes chaînes de télévision russes, Pervij Kanal et LifeNews TV. A l’heure de rédiger ces lignes, nous apprenons que Svetlana Alexievitch vient de lui répondre. Et en Suisse romande? Nul écho de ce vaste débat. 

Hélène Richard-Favre, Nouvelles sans fin, version bilingue français-russe trad. par A. Beliak, Ed.URSS, 2016, 117 pp.

Nouvelles sans fin est en rayon à la librairie genevoise Jullien et peut être commandé chez Payot, qui propose aussi Nouvelles de nulle part.

 

Rencontres. Je 25 février 2016 2016 à 17h30,  présentation de Nouvelles sans fin à la librairie Jullien, 32 pl. du Bourg-de-Four,  Genève; me 2 mars à 18h15, table ronde «Désinformation, média et conflits contemporains» au Club suisse de la Presse, 106 rte de Ferney, Genève. Avec Hélène Richard-Favre, Gyula Csurgai et Arnaud Dotézac. Rés. jusqu’au 29 février: contact@­geopolitics-geneva.ch

http://www.lecourrier.ch/136498/les_voix_d_helene_richard_favre