Une enfance africaine à l'école des Blancs

AUTOBIOGRAPHIE - Le Camerounais Jean-Martin Tchaptchet publie un témoignage sur son enfance et son adolescence au temps des colonies.

 

C'est un jeune retraité souriant et chaleureux qui nous sert la main à la terrasse du café genevois où l'on s'est donné rendez-vous. Il travaillait au département de coopération technique avec l'Afrique au Bureau international du travail à Genève. Aujourd'hui, il profite pleinement de son temps libre: il s'est lancé dans la rédaction d'un vaste témoignage autobiographique, dont le premier tome vient de paraître aux éditions L'Harmattan. Un travail qui relève pour le Camerounais Jean-Martin Tchaptchet du «devoir de mémoire»: «Je voulais donner le point de vue d'un militant anticolonialiste africain des années cinquante sur la colonisation et permettre à mes enfants de combler les trous de leur histoire.»

 

DES YEUX D'ENFANT

Mission accomplie, selon de nombreux Africains de sa connaissance. Dans La Marseillaise de mon enfance, Jean-Martin Tchaptchet porte un regard original et inédit sur l'éducation traditionnelle, familiale et coloniale qu'il a reçue au Cameroun. S'efforçant de rester au plus près de son point de vue d'enfant, il raconte comment il a vécu intimement la profonde transformation des valeurs de son pays. Car en intégrant les petits Camerounais dans son système scolaire, la société coloniale française les éloignait en même temps de la culture de leurs parents. «La coupure avec notre milieu social d'origine se faisait peu à peu, sans qu'on en ait conscience, notamment par le biais de la compétition scolaire. Dans ce système éducatif totalement neuf, il fallait briller, être le premier: la norme individuelle remplaçait alors la norme collective traditionnelle», explique l'auteur.

Et de montrer comment les institutions coloniales se sont développées au détriment de celles du village et de la tribu, comment elles ont infiltré l'éducation, les jeux et les croyances des petits colonisés, leurs relations avec la nature et le pouvoir, avec la vie, la mort et le temps.

 

DE PLUS EN PLUS LOIN

A l'adolescence, l'écart culturel se creuse. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Jean-Martin Tchaptchet fait partie des sept enfants camerounais «pionniers» (tous des garçons!) qui suivent pour la première fois le cursus menant au bac avec des élèves blancs dans un collège de Yaoundé. A la fin d'une première année marquée par l'hostilité des Blancs à leur égard et une intense compétition intellectuelle, les Camerounais terminent brillamment l'année entamée avec trois mois de retard.

Après son bac, Jean-Martin Tchaptchet va encore plus loin: Université de Clermont-Ferrand, études d'histoire et de géographie, engagement dans les mouvements d'indépendance estudiantins qui jouent un rôle capital dans la libération de l'Afrique du colonialisme...

L'éducation française aurait-elle donné aux étudiants les outils de la révolte en même temps que ceux du savoir académique? «Peut-être, mais sans éducation la colonisation n'aurait pas été possible: la France avait besoin d'employés africains, de cadres compétents issus du pays.»

Cette éducation importée n'est pas négative en soi. «L'alphabet ou les règles de calcul sont universels. Le savoir s'internationalise, il est à peu de choses près le même partout», remarque Jean-Martin Tchaptchet. Le problème, «ce sont les idées qui accompagnent les techniques et les technologies. La culture africaine a été rejetée. La médecine ancestrale, la cosmogonie ont été détruites.» Et le tissu social traditionnel sérieusement endommagé: «Au Cameroun, le fondement de la culture est la grande famille. Mais l'urbanisation du pays, les écoles non décolonisées, la pauvreté, ont provoqué une crise de la famille et des rapports sociaux. Des tensions se développent et il n'y a plus personne pour les résoudre. On ne respecte même plus les anciens!»

 

ESPACES DE LIBERTÉ

Puisqu'il est impossible d'effacer des décennies d'occupation française, le pays doit aujourd'hui se réinventer en intégrant son passé colonial. Mais «c'est long», reconnaît Jean-Martin Tchaptchet. «Il s'agit de construire une culture nationale basée sur la diversité ethnique. Cela passe par la politique, les valeurs enseignées à l'école, les oeuvres des écrivains et des artistes, par le développement d'espaces de liberté, de créativité et de réflexion.» Pourtant, il est encore difficile d'être artiste ou écrivain aujourd'hui en Afrique. Le public est rare, les livres trop chers pour la plupart des citoyens, l'analphabétisme important et les maisons d'édition presque inexistantes – beaucoup de livres scolaires sont toujours importés de l'étranger.

Le Cameroun n'a pourtant pas perdu son identité, malgré une certaine «culture de l'intransigeance» qui y subsiste, selon Jean-Martin Tchaptchet. Issue des «racines traditionnelles où l'autorité des chefs et des pères était très grande» – on sent d'ailleurs que l'homme en a souffert, qui évoque avec douceur un manque de chaleur et d'affection paternelle –, elle a été renforcée par l'histoire politique coloniale. «Lors des mouvements nationalistes, les dirigeants faisaient des propositions concrètes pour résoudre la crise dans la paix. Elles étaient toutes rejetées et les dirigeants assassinés. Le multipartisme doit à présent se développer en tenant compte de ces racines culturelles-là: ce n'est pas évident!»

Il est temps de prendre congé. Avant de partir, Jean-Martin Tchaptchet rêve, le regard brillant. «J'aimerais qu'un film soit tiré de ce livre. Ce serait de belles images.»

Jean-Martin Tchaptchet, La Marseillaise de mon enfance, éd. L'Harmattan, coll. Graveurs de Mémoire, 2004, 198 pp.

 

Attention, éditeur négligent!

Si on ne peut que souligner l''''intérêt du propos et l''''originalité du point de vue de l''''auteur de «La Marseillaise de mon enfance», la forme n''''est malheureusement pas à la hauteur. L''''Harmattan a bâclé son travail d''''éditeur. Fautes et maladresses subsistent, empêchent la fluidité de la lecture et gâchent notre plaisir. «Je sais, on me l''''a dit», soupire Jean-Martin Tchaptchet. Son cas n''''est d''''ailleurs pas une exception chez L''''Harmattan. Reste à souhaiter que l''''éditeur prenne plus au sérieux la publication des trois prochains volumes prévus par Jean-Martin Tchaptchet: il serait dommage que son témoignage à venir – sur ses années d''''étudiant engagé dans la lutte pour l''''indépendance, puis sur le mouvement panafricain des années soixante et son expérience de l''''exil – soit déprécié par la faute de... trop de fautes!

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