Gardien du rêve

LITTÉRATURE - L'auteur d'origine camerounaise est arrivé en France il y a vingt ans, et publie ce printemps trois nouveaux livres. Entre foot et musique, poésie et politique, Paris et Douala, itinéraire d'un enfant beti.

 

«Un livre, c'est une passe au lecteur.» La formule est jolie, et ce n'est pas un hasard s'il file la métaphore sportive: avant d'être connu comme écrivain en France, Eugène Ebodé était footballeur professionnel au Cameroun. «International junior, et gardien, précise-t-il. Pour ma mère, c'était une catastrophe!» Boubou taillé dans une belle étoffe verte, démarche décontractée, sourire franc: il émane du personnage une sensation de calme, une lenteur sereine. Le contraste est étonnant avec cette ruche bourdonnante qu'est le Salon du livre de Genève, où Eugène Ebodé était invité le week-end dernier dans le cadre du Salon africain. Ce printemps, il a publié le roman autobiographique «Silikani», le «poème-épicé» «Le Fouettateur» et les contes pour enfants «Grand-père Boni et les contes de la savane»[1].

«Ma mère a eu dix enfants et elle ne sait pas lire», poursuit-il en croquant dans un beignet à la noix de coco, à la table du grand «espace pique-nique» du Salon où il est installé. «Elle voulait que j'aille à l'école afin de prendre sa revanche par procuration, et en Europe pour oublier mes fans et mes amis.» Pour lui donner raison, le jeune homme quitte donc le foot et part étudier en France: Sciences-Po à Aix-en-Provence, un mémoire sur «les lieux de parole à Marseille», un DESS en communication à Paris. Vingt ans plus tard, il raconte dans «Silikani», dernier volet de sa trilogie autobiographique après «La Transmission» et «La Divine colère», les huit derniers mois qui précédèrent son départ du Pays des Crevettes.

 

UN VILLAGE BETI EN FRANCE

Partagé entre sa fiancée, la raisonnable Chilane, et l'explosive Silikani, le jeune Eugène vivra intensément rites et soirées d'adieux, doutes et rêves d'avenir. Surtout, il va naître à la musique grâce à Silikani. Ensuite? «J'ai eu froid en arrivant à Marseille», dit l'écrivain, laconique. Mais son déracinement prolonge une tradition beti séculaire: «Les Betis ont toujours demandé à certains mâles vigoureux de partir et d'aller à la rencontre du monde. Un Beti n'a pas peur de l'autre, il va vers lui et lui montre qu'il est un bâtisseur, pas un destructeur. Une sorte de vocation à l'universel», explique Eugène Ebodé. L'inscription de son départ dans ce récit plus vaste a sans doute aidé le jeune homme à se faire sa place dans une France peu tendre avec ses immigrés. «La mission de l'enfant qui part est de construire un village beti ailleurs, pour la famille», dit-il.

Aujourd'hui père de trois enfants, Eugène Ebodé est conseiller municipal à Achères, en banlieue parisienne. Jusqu'en novembre dernier, il était chef de cabinet du maire de la ville – un poste qu'il a dû abandonner lors des émeutes qui ont embrasé les banlieues françaises: «On a beaucoup parlé alors de l'immigration, mais cela a eu un effet pervers, en radicalisant les positions. Ceux qui étaient le mieux intégrés ont vu leur statut fragilisé», explique-t-il.

Lui est pris entre deux feux – «dans un étau». «J'ai dit ce qui n'allait pas, et on m'a remercié», lâche-t-il, amer. «Le mensonge et l'hypocrisie français se sont révélés: choisir comme chef de cabinet un immigré prétexte pour se donner bonne conscience... alors qu'il s'agit juste d'être citoyen.» Aimez la France ou quittez-la, a-t-il entendu, lui qui a le passeport français. «Les hommes politiques doivent être respectables afin de mériter le respect. Mais ils ne le sont pas. Ils cultivent le ressentiment et prêtent à leurs concitoyens des sentiments qu'ils n'ont pas. Ils rusent avec leurs convictions et le pays le sent.» Et de déplorer l'absence de solidarité et de destin commun, le fossé qui se creuse entre l'élite parisienne et la province qui n'éprouvent que mépris l'un pour l'autre. «Mieux vaut écouter les poètes que les fabricants de discours», conclut-il. Entre politique et poétique, il a choisi. «Certains se rasent en pensant à l'Elysée, moi je pense à écrire de beaux livres aux parfums d'élévation», dit-il dans un grand éclat de rire.

 

ÉCRIVAIN DE LA PASSERELLE

Entre sa patrie d'origine et celle qui l'a accueilli, Eugène Ebodé a donc construit un troisième territoire, «jamais hostile», sur lequel il peut poser les fondations de son village beti: celui de la langue. Il écrit pour rappeler ce qui a existé – «les rues, les odeurs, les noms, tout ce qui m'a constitué et que je n'ai pas oublié». Tous ses livres commencent à Douala et finissent à Marseille, ports cosmopolites, lieux de vie et d'échanges: il est «écrivain de la passerelle, qui jette des ponts entre plusieurs mondes: hier et demain, le réel et l'imaginaire, le jour et la nuit, la vitesse et la lenteur, la violence et l'humour.»

Mais aussi entre le français et l'ewondo. Dans «Silikani» et «Le Fouettateur», la langue maternelle est lisible en filigrane derrière celle de Racine «comme un rythme qui scande le récit, une mélodie»; elle agit en «carburant invisible» qui met le français en mouvement et lui donne vie. «J'ai écrit dans ma langue!» s'enthousiasme d'ailleurs Eugène Ebodé. Et de chanter, doucement, un couplet d'une chanson camerounaise, pour que l'on comprenne mieux son rythme et ses sonorités.

 

HORIZONS INFINIS

Car dans ses bagages, il a aussi emmené les sons, et la musique ici n'est pas seulement celle du style: «Silikani» est un hommage aux musiciens et aux rythmes cadencés de son pays, qui «ont été de formidables digues érigées contre les torrents de l'amertume», écrit-il. Et d'ajouter, en riant, que «quand on danse, on est debout». Pour lui, c'est grâce aux musiciens – et aux femmes – que l'Afrique ne s'écroule pas. Fela Kuti, Myriam Makeba, Nina Simone, Oum Kalsoum, ou Richard Bona «redressent en permanence la colonne vertébrale d'une Afrique ruinée par les guerres, la maladie, les abus des dirigeants et la passivité des peuples. Et ce sont les femmes qui font bouillir la marmite quand les hommes ronflent sous l'arbre.»

Dans cette période désenchantée, face à l'éclatement des illusions et à la déception politique, les musiciens sont pour Eugène Ebodé «les derniers gardiens du rêve», la langue «une fusée spatiale qui vous emporte vers de nouveaux territoires»: ceux de la poésie et de l'imaginaire, les seuls dont l'expansion soit «raisonnable». Et de conclure, le verbe fluide et terriblement imagé, que rêver, c'est postuler que demain sera mieux qu'aujourd'hui, c'est la capacité illimitée à imaginer le futur: «La poésie est une fabrique de la résistance, du lendemain. Elle déverrouille les horizons cadenassés, récupère la clé des songes.» Et soudain, on se prend à regretter que le poète ne se rase pas en pensant à l'Elysée.

 

 

[1] «Silikani», éd. Gallimard, coll. Continents noirs, 2006, 256 pp.

«Le Fouettateur», éd. Vents d'ailleurs, 2006, 157 pp.

«Grand-père Boni et les contes de la savane», éd. Monde Global, 2006.

http://www.lecourrier.ch/eugene_ebode_gardien_du_reve