Mythique

 «Les Pôles magnétiques» inaugure huit volumes des écrits de l’éditeur et journaliste vaudois, dont l’engagement a durablement marqué le monde des lettres romand.

 

Dites Bertil Galland, et c’est tout un monde qui surgit: il y a plus d’un demi-siècle, le journaliste passionné et amoureux de poésie se lançait dans l’édition pour faire connaître les auteurs romands ignorés par leur propre pays. A l’enseigne des Cahiers de la Renaissance vaudoise de 1953 à 1971, des Editions Bertil Galland ensuite, il publiera Maurice Chappaz, Corinna Bille, Jacques Mercanton, Alice Rivaz, Alexandre Voisard, Nicolas Bouvier, Anne-Lise Grobéty, Jacques Chessex et bien d’autres. Grâce à lui, toute une génération d’écrivains se rencontrent, échangent, et sortent enfin de l’isolement mortifère dans lequel les cantonnait une Suisse romande étriquée. Par son charisme, son travail de critique et ses coéditions françaises, le Vaudois fera connaître les lettres romandes jusqu’à Paris.

Le champ littéraire actuel garde la trace de son enthousiasme: c’est lui qui a lancé le Prix Georges-Nicole, la revue Ecriture (active jusqu’en 2007), la Collection CH, traductions croisées avec la Suisse alémanique et le Tessin et, plus récemment, Le Savoir suisse, qui vient de publier son 100e titre. Cette dernière mission a pris fin. «Après avoir beaucoup travaillé sur les textes des autres, j’avais le désir d’écrire librement», nous confie Bertil Galland, joint par téléphone en Bourgogne, où il s’est installé à sa retraite dans une maison assez grande pour contenir ses 10 000 livres, au milieu d’une campagne intacte qu’il chérit. Il s’est donc lancé dans une vaste entreprise: huit volumes de ses écrits, rassemblant textes anciens et inédits, vont paraître chez Slatkine d’ici à l’automne 2015.

AUTOUR DU MONDE

«J’en suis au stade de l’inventaire et j’ai fixé des objectifs mais je ne sais pas encore quelle allure prendra le tout», dit-il, serein. L’impulsion est venue de Jean-François Tiercy, avec lequel il a travaillé aux Editions 24 Heures. «En 2011, pour mes 80 ans, est paru Le Regard des mots, qui réunissait plusieurs témoignages. Il a été frappé par le fait que tous parlaient de mon travail d’éditeur et de journaliste, aucun de mon œuvre personnelle.» Les volumes imaginés par Bertil Galland répareront cet oubli, en dévoilant son parcours éclectique «comme les Vies de Plutarque, construites sur des contrastes».

Car s’il est connu pour son engagement littéraire, il a d’autres cordes à son arc, à commencer par son métier de journaliste, appris aux Etats-Unis et exercé sur tous les continents – il a également créé le Nouveau Quotidien en 1991 avec Jacques Pilet. «J’ai la passion des pays, des choses vues, des faits et de la poésie, résume-t-il. Tous ces domaines se fécondent.» Reporter, il a couvert la révolution culturelle chinoise et différents conflits (Vietnam, Biafra, Afghanistan, Israël ou Angola), a arpenté le Pakistan, l’Asie centrale, les pays nordiques, l’Europe de l’Est ou la Russie. «C’était souvent quand le reportage ratait qu’il devenait intéressant, raconte-t-il. Au Biafra, j’ai été arrêté, on a voulu m’empoisonner, j’ai été incapable de parvenir au front. Ces obstacles ont donné à l’aventure toute sa saveur.» Territoires et écritures sont par ailleurs liés à ses yeux. «Comment concevoir un pays sans mythes, sans figures ni passions reconnues?»

AMITIES LITTERAIRES

Les pays seront au cœur de deux volumes. On découvrira aussi ses portraits de personnalités, une encyclopédie intime, la réédition de son roman Luisella ou sa traduction de poètes de l’anglais et du suédois – la langue de sa mère. Ce dernier opus est déjà paru, en même temps que Les Pôles magnétiques1, où il retrace son parcours de jeunesse et évoque les figures qui ont nourri sa pensée – dont Gustave Roud et Marcel Regamey. «J’avais beaucoup à dire sur mon enfance, sur mes aventures littéraires nomades et mes rencontres avec les auteurs. J’ai écrit ce volume avec un sentiment de grande liberté.» Il lui a valu le Prix Nessim Habif de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, reçu ce matin à Bruxelles, qui salue aussi l’ensemble de son œuvre.

On lira la suite cet automne dans Une Aventure appelée littérature romande. «Je montrerai comment, de fil en aiguille, je suis entré en relation avec les écrivains romands, jusqu’au moment où j’ai pris conscience d’une situation tragique: depuis la fin de la guerre, après la mort de Ramuz en 1947, plusieurs poètes s’étaient suicidés. Beaucoup avaient des manuscrits dont personne ne voulait. Corinna Bille en conservait une dizaine dans ses tiroirs.» Les deux éditeurs de Suisse romande, Rencontre et la Guilde du livre, étaient de grands clubs au public francophone et international. «Le stigmate de régionalisme pesait sur les Romands. S’ils étaient publiés, c’était dans une rubrique spéciale...» Quand il prend les rênes des Cahiers de la Renaissance vaudoise, c’est aussi afin d’en faire un lieu de rassemblement. Il s’attache à réunir les auteurs, qui ne se connaissaient pas, organise des fêtes informelles et des rencontres avec les lecteurs, et entretient bientôt avec eux des rapports amicaux. «Les idées naissaient de nos discussions dans ma cuisine!»

Son métier d’éditeur, il l’exercera de façon bénévole, en parallèle au journalisme, lisant épreuves et manuscrits lors de ses voyages. S’il ferme la maison en 1984, c’est qu’il n’arrive plus à suivre: «Je recevais un manuscrit par jour, j’aurais dû engager quelqu’un. Mais je voulais garder ma liberté d’homme d’écriture.» Dans son sillage, d’autres ont heureusement pris le relais, L’Age d’Homme, Zoé, L’Aire, Campiche. Aujourd’hui, Bertil Galland avoue ne pas suivre de près les écrivains romands: c’est que ce polyglotte a du pain sur la planche, lui qui lit entre autres les poètes suédois, russes ou anglo-saxons.

UNE QUETE DE JUSTESSE

Il racontera donc cette période fascinante, mais aussi ses ruptures, notamment avec Jacques Chessex. «Nous avons travaillé ensemble étroitement, avant de prendre des chemins différents.» C’est en effet grâce aux coéditions françaises de Galland et au réseau ainsi créé que Chessex reçoit le Goncourt. Puis «il a pris le parti de tourner le dos à la Suisse romande, raconte l’éditeur. Il a coupé les liens et s’est même opposé à ce que je fasse publier des auteurs suisses à Paris. Il voulait préserver sa chasse gardée.» Evoquer ce clivage n’a rien du règlement de compte, précise-t-il. «On rend service à dire la vérité. Je montre l’apport de différentes rencontres, même quand sont apparues des divergences. Je crois à la vérité de la poésie, à l’exactitude des mots: c’est quand ils sont justes qu’ils deviennent littéraires.»

Les Pôles magnétiques révèle cette quête de justesse, dans la précision de ses termes et de ses tournures, sa structure thématique sensible, arborescence de souvenirs fondateurs. «La littérature doit être une musique. Si on la perd, il ne naît aucune émotion, on s’ennuie et on ennuie.» L’esthétique a ainsi pour lui partie liée avec l’éthique, et la littérature avec la liberté. «Des gens qui pensent librement dans un pays, c’est de l’or en barre, souligne-t-il. Avec le temps, la vision et la pensée d’un homme isolé comme Gustave Roud donnent une idée de l’essentiel.»

Esprit libre et vagabond, Bertil Galland est heureux d’avoir pu réfléchir, grâce aux livres en chantier, aux contradictions qui ont  forgé sa vie. «C’est pour moi un appel à repenser. Le tout sera un peu insolite, brassant tant de domaines différents... J’aime cette parole: ‘Deviens ce que tu es.’ Je suis mes différentes facettes.»

 

1. Deux poètes du XXIe siècle. William Barletta – Chansons de la déesse d’or, Lars Gustafsson – Sur l’usage du feu, suivis de soixante poèmes d’amour, tr. du suédois par Bertil Galland, Ed. Slatkine, 2014, 305 pp; Bertil Galland, Les Pôles magnétiques, Ed. Slatkine, 2014, 255 pp.

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