Drôle d'oiseau

LIVRE Le dessinateur genevois invente une ménagerie extraordinaire dans son «Catalogue des animaux disparus». De curieux lascars à voir aussi au Festival BD-Fil, à Lausanne. 

 

En approchant de l’immeuble, on remarque d’abord son «Mur migrateur», façade borgne devenue échappée vers un ciel bleu clair constellé de canards en vol. Puis on arrive à un portail vert sur lequel grimpent des tulipes de métal. Une fois dans la cour intérieure, le nom de la rue zigzague en mosaïque sur le mur, ponctué d’un «Bienvenue». Ces traces extravagantes nous mènent à l’atelier de Gérald Poussin, dans la commune genevoise de Carouge: un appartement traversant où s’entassent les toiles aux couleurs vives et les objets décorés, tandis qu’un hippopotame tout juste livré se cache encore sous son emballage. L’artiste, qui vit juste au-dessus avec ses six chats, range le foehn avec lequel il vient de sécher l’eau échappée du congélateur laissé ouvert plusieurs jours. C’est qu’il est un peu débordé, lui aussi. Entre l’exposition présentée dans le cadre du festival BD-Fil, à Lausanne, et la sortie de son livre Le Catalogue des animaux disparus dans les marais d’Amnésie, il est sollicité de toutes parts. Ce week-end, d’ailleurs, il fera visiter son expo accompagné d’un ornithologue.

DU NASDAK A L'OURS POLAIRE

Car depuis tout petit, Poussin aime les oiseaux, et c’est l’un de ces volatiles qui lui inspire son catalogue déjanté lors d’un voyage dans le Sud de l’Inde – où il se rend souvent, fasciné par la danse traditionnelle. «Je vais dans les temples au sud de Chennai lors des festivals – il y a des saisons, un peu comme pour la Bénichon...» La comparaison le fait s'esclaffer. «La honte! Donc, je marchais sur une plage de Goa et j’observais les corneilles, continue-t-il, installé à la table de la cuisine. Je me suis aperçu qu’elles mangeaient même les autres oiseaux. C’est là que j’ai eu l’idée d’un ‘catalogue des animaux disparus’, puis celle des ‘marais d’Amnésie’. Je me balade toujours avec un carnet et j’ai aussitôt dessiné le gniwa, oiseau qui cache le soleil à cause de ses longues pattes.»

 Une fois rentré, Poussin se lance à fond dans ce projet... d’abord en marchant. «Je suis incapable de sortir un dessin sans marcher. J’oublie les soucis quotidiens, et au bout de cinq ou six kilomètres je suis plongé dans mon histoire.» Dans les vignobles vaudois, au fil des rivières genevoises – l’Hermance, la Drize –, il recherche l’espace, le calme, et les idées affluent. Il nous montre les planches originales de son Catalogue irraisonné au feutre et encres colorées. On y croise le nasdak, gros singe ennemi des ressources humaines; les knufu, tellement laids que même la vase des marais les rejette; un ouchpouche qui perd un œil en heurtant une étoile filante; l’infâme jars-daim, qui remplace les étangs par des terres arables. Il y a aussi un soleil enneigé, le premier ours bipolaire sur terre ou des averses de poudre d’escampette. Mais d’où sort cette invraisemblable ménagerie, cet univers fantasque qui aligne jeux de mots foutraques et salves poétiques?

«POUSSIN EST UNE FIFULE»...

«Gérald Poussin est un burubu. C’est un glufuxe qui a maigri, une fifule», écrit Sorj Chalandon, rencontré à Libération, qui signe l’une des préfaces – les autres sont de Siné et Zep. De fait, son imagination d’enfant semble intacte. «J’ai toujours aimé les insectes et les animaux, ils tournent en permanence dans la boîte, dit Poussin, tapotant son front, puis nous montrant d’autres boîtes, vitrées, où sont couchés phasmes et scarabées irisés. «Petit, après l’école, j’allais au parc pour rechercher les insectes morts et je leur construisais des temples de pâquerettes.» Au retour, il était puni. «Ma mère faisait de très bonnes tartes», rit-il, allusion aux gifles généreusement distribuées. A la violence, il opposera son imaginaire rayonnant. Sa peinture a d’ailleurs pris plus de couleurs encore après une agression subie en Inde, il y a une vingtaine d’années. Et aujourd’hui, quand il butine «comme une abeille» dans ses pots d’acrylique, le jaune l’appelle de plus en plus. «Peut-être que c’est à cause de mon nom!»

Il sort une grande photo en noir et blanc. On y voit une fillette en robe claire devant une roulotte: sa mère. La famille, jenisch, s’était installée au bord de la Drize. «Il y avait un cheval, des chats. Ma mère s’est sédentarisée quand elle a rencontré mon père, mais j’y allais souvent. Je me souviens de l’osier mis à tremper pour tresser les paniers.» Né à Carouge en 1946, Gérald Poussin n’aime pas l’école. «On m’appelait ‘simplet’, je ne suivais rien.» Le dessin est pour lui une façon de dialoguer, «de draguer aussi, plaisante-t-il, mais ça n’a pas bien marché: à 12 ans, j’avais offert à une fille dont j’étais amoureux le dessin d’un énorme spermatozoïde qui lui disait bonjour. Ses parents sont venus à l’école...» 

... ET UN SAUMON

L’artiste autodidacte fait un apprentissage de monteur en chauffage dans l’entreprise de son père, alors qu’il s’était juré de ne jamais exercer ce métier. Il arrivera pourtant à «souder» ses deux passions, les insectes et le dessin. Il commence par réaliser des films d’animation, puis des dessins humoristiques, expose et collabore à des journaux parisiens comme La Gueule ouverte ou Le Sauvage. Il rencontre Siné, qui lui ouvre les portes d’Hara-Kiri, puis tout s’enchaîne. Il travaillera pour Charlie Mensuel, Libération, L’Echo des Savanes. «Une période merveilleuse. Je n’étais pas riche: j’étais payé par le Professeur Choron et quand il avait bu, il ne donnait rien. Sa femme m’avertissait quand c’était le bon moment.» Il vit un temps à Paris, se lie avec Reiser, Topor, Sempé. Mais revient à Carouge en 1977 déjà, poursuivant ses collaborations à distance. «Je suis un saumon qui doit remonter à ses origines!» Les commandes affluent: aménagements urbains, décors et costumes de théâtre, fresques immenses – les Genevois se souviennent de Voyez chez les voisins (1987), façade de la Jonction où s’affichaient des cases ouvertes sur l’intimité des chambres. Il se distingue aussi dans la bande dessinée avec Le Clan cervelas et Buddy et Flapo, qu’il adaptera et interprétera au Théâtre du Loup.

Aujourd’hui, Poussin réduit les commandes pour se consacrer à ses propres projets. S’il a gardé des liens forts avec Siné, Jérôme Deschamps ou François Morel («on est une famille»), il ne connaît pas la jeune génération. «C’est comme en musique, j’en suis resté à Bashung. Je me suis congelé! J’ai arrêté de dessiner pour la presse en 1986, je n’ai plus refait de BD et j’en ai assez des vernissages.» C’est aussi qu’il n’y a plus d’équipe, et moins de bistrots sympas, note celui qui était proche de Nicolas Bouvier. Et de citer Romain Gary, qui ne voulait pas de la sublime Jean Seberg, amoureuse de lui: «‘Elle me propose des choses que j’ai déjà faites’, disait-il. C’est un peu ma situation.» Mais il est déjà l’heure de prendre congé: l’un des chats de Poussin a rendez-vous chez le vétérinaire.

 

> Gérald Poussin, Le Catalogue des animaux disparus dans les marais d’Amnésie, Les Cahiers dessinés, 2014, 120 pp.

http://www.lecourrier.ch/123790/gerald_poussin_drole_d_oiseau

> Dans le cadre de BD-Fil: expo jusqu’au 28 septembre à l’Espace Arlaud, Lausanne. Sa 13 et di 14 septembre à 15h, visite bruitée avec l’ornithologue Laurent Vallotton, et le 27 pendant la Nuit des Musées.

> Rencontres: sa 20 septembre à 11h, librairie Nouvelles Pages, Carouge (GE); sa 4 octobre à 15h, librairie Papiers Gras, Genève.  

> Du 20 novembre au 31 décembre, expo au Café Cult, 5 place Jargonnant, Genève. Dédicace le 20 de 17h à 20h.