Semelles de vent

LIVRE La Genevoise sort ses «Mémoires ébouriffées»: quarante ans de rencontres et de péripéties racontés de manière enlevée par cette pionnière du grand reportage au féminin. Décoiffant.

 

Elle déboule dans le tournoiement soyeux d’une écharpe rouge et nous fait aussitôt la bise, spontanée et souriante. Fraîcheur des joues dans la chaleur du café, regard lumineux: Laurence Deonna rayonne, mélange d’énergie, d’humour et d’empathie, à l’image de ses livres. Du Moyen et Proche Orient à l’Asie centrale postsoviétique, de la Chine à l’Afrique du Sud en passant par l’Iran et l’Irak, elle a sillonné les zones de tensions pendant plus de quarante ans pour en ramener des récits inédits, donnant souvent la parole à ceux qui ne l’avaient pas. Auteure de treize livres – essais et reportages – traduits en plusieurs langues, photographe, collaboratrice à d’innombrables journaux et magazines suisses et étrangers, plusieurs fois primée, c’est une femme de terrain qui signe aujourd’hui ses Mémoires ébouriffées. Après avoir écrit sur les autres, il s’agissait de rassembler les souvenirs d’un parcours exceptionnel.

COUPS DE POUCE DU HASARD

Enlevé, vivant, le livre abandonne la chronologie pour suivre la logique et les méandres d’une mémoire sensible – Laurence Deonna confesse n’avoir pas consulté ses carnets de notes pour écrire ces 400 pages. «Le jour même où j’avais fini le premier jet, je recevais une lettre de Michel Moret, des Editions de l’Aire: il me disait avoir lu tous mes livres et me suggérait que le moment était venu d’écrire mon autobiographie...» Heureux hasard! Il faut dire que celui-ci lui a souri plus d’une fois. Elle l’écrit d’ailleurs en préambule à ses Mémoires: «Un grand merci au Hasard, lequel mérite là une majuscule, pour s’être montré si souvent mon ami. Joseph Kessel avait raison, ô combien, quand il disait que ‘pour le reporter, n’avoir pas de chance est une faute professionnelle’.»

Elle sait l’accueillir, bien sûr, ce hasard, voire le provoquer. «Mon mari me dit que j’ai les yeux de côté, comme une mouche: je vois tout!», rit-elle. C’est grâce à lui qu’elle a pu visiter la prison politique d’Evine, en 1984, dans un Iran alors fermé aux journalistes étrangers: tandis qu’elle se débat avec son voile à la réception de son hôtel, elle heurte un homme qui s’avère être le conseiller juridique personnel de Khomeiny... et lui ouvrira les portes d’Evine, un lieu que le CICR ne visite toujours pas.

LA VOIX DES FEMMES

Aisance dans les contacts, culot et humour facilitent les rencontres, et Laurence Deonna inspire la confiance. Si, au Moyen Orient, être une femme est un handicap – le soir, il faut rester cloîtrée à l’hôtel –, elle peut en revanche pénétrer dans l’intimité des maisons, contrairement aux hommes, et ne s’en prive pas. «Quand on parle avec des femmes, on touche du doigt le quotidien du pays, pas l’idéologie mais les coutumes, les soucis du jour, ce qui fonctionne ou non dans la société.»

Ce sont ainsi leurs témoignages qu’on découvre dans La Guerre à deux voix, en 1986: Laurence Deonna y fait entendre les souffrances en miroir des femmes israéliennes et palestiniennes. Un livre choc, traduit en plusieurs langues – dont l’hébreu – et adapté au théâtre. Si elle a ressenti le besoin de leur donner la parole, c’est sans doute en réponse à la souffrance de sa propre mère, glisse-t-elle dans Mémoires ébouriffées, où elle raconte pour la première fois la mort accidentelle de son petit frère, à 7 ans, d’une balle de revolver. Un drame suivi du silence d’une mère «tenue» par un stoïcisme tout calviniste, et qui est aussi à l’origine de son pacifisme radical.

Dans ce livre-fleuve, on navigue ainsi librement des souvenirs familiaux aux récits de reportages, Laurence Deonna évoquant aussi bien son enfance au domaine de La Gara, près de Jussy dans la campagne genevoise, que ses entrevues avec des ministres, un moment privilégié passé dans un harem yéménite ou sa fuite de Syrie, terrorisée par les Services secrets. Mais aussi ses amitiés avec Ella Maillart, la Prix Nobel de la paix Shirine Ebadi ou Boutros Boutros-Ghali. Elle raconte également l’histoire de sa famille: un père conseiller national libéral et président du conseil d’administration du Journal de Genève, un grand père archéologue directeur du Musée d’art et d’histoire de Genève... Mais comment cette fille de la haute bourgeoisie protestante, née au bout du lac en 1937, est-elle devenue reporter? 

REBELLE ET FEMINISTE

«Les filles avaient peu de choix, mais, dans mon milieu calviniste, je refusais d’être formatée. Mon père baignait dans la politique et j’ai pu observer très tôt la comédie du pouvoir. J’étais révoltée par l’injustice. Ça n’a pas changé!» Aussi à 30 ans, quand un ami photographe lui propose de partir enquêter en Palestine alors que lui se rendra en Israël, elle n’hésite pas. Elle travaille alors pour la galerie Jan Krugier, a en poche un diplôme de secrétaire et ne connaît rien au Moyen Orient. «Mais j’étais prête. ­­­­­­­A l’aventure, à m’engager politiquement dans le sens le plus large du terme, en dénonçant, en rapportant. J’ai eu le coup de foudre pour le Moyen Orient et la poésie de son quotidien, je n’ai jamais éprouvé cela ailleurs.» On est en 1967, juste après la Guerre des Six Jours. Elle en ramène un scoop qui lance sa carrière.

Devenue spécialiste de la région, du Yémen à l’Egypte (le pays de son mari), elle traduit son engagement d’abord par l’écriture. «J’ai fait beaucoup de photos car on me l’a demandé, mais ce n’était pas mon choix, dit-elle aujourd’hui, même si elle a exposé à New York, au Canada ou à l’Institut du monde arabe à Paris. Rien ne remplacera jamais les mots. Ils permettent d’exprimer toute la complexité, d’aller derrière l’image.» Aujourd’hui, son combat passe aussi par d’autres biais – elle est vice-présidente de l’Association des enfants de Gaza et a présidé la section suisse de Reporters sans Frontières au début des années 2000, invitant notamment dans ce cadre des journalistes palestiniens et israéliens à se rencontrer.

Les conditions du reportage ont changé, regrette-t-elle. «Les journalistes doivent aller au plus près du sang, car c’est ce qui se vend. On ne peut plus prendre le temps d’enquêter, de ramener d’autres paroles. Ceux qui le font dérangent.» Le métier est aussi beaucoup plus dangereux – «là, hommes et femmes sont pour une fois égaux...» Le sujet la touche. Laurence Deonna a toujours été attentive aux femmes, et c’est la première à s’être intéressée à leur situation dans l’islam. «Elles vivaient une caricature de ce que je vivais à Genève en filigrane.» Dans Mémoires ébouriffées, elle évoque aussi son avortement, à l’âge de 17 ans, et exhorte les femmes à rester vigilantes: rien n’est jamais acquis. «Imaginez la solitude des femmes dans les années 1950...  J’ai reçu beaucoup de lettres bouleversantes. On fait tant de chichis pour un fœtus de quelques millimètres tandis que bombarder une population au napalm, c’est la normalité.»

C’est vrai, l’état du monde n’est pas fait pour la rassurer. Les pays qu’elle connaît si bien se déchirent et, là-bas comme ici, «nous détruisons toute la beauté du monde, son histoire et sa culture». Mais tendresse et humour se mêlent toujours à sa révolte, dans ses lignes comme dans la réalité. «Un livre uniquement tragique serait faux. La vie, c’est du rire et des larmes, sans arrêt!»

 

Laurence Deonna, Mémoires ébouriffées, Ed. L’Aire / Ginkgo, Vevey et Paris, 2014, 445 pp.

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