Ludique et politique

L’auteure française se lâche dans son quatrième roman, où les turpitudes d’une jeune chômeuse sont racontées avec une fantaisie bluffante.

 Débit rapide, voix claire, pensée affûtée: en cette fin d’été dans la salle d’un grand hôtel de Morges, alors que le Livre sur les quais bat son plein sous nos fenêtres, Sophie Divry parle avec générosité de son dernier roman malgré la fatigue des nombreuses sollicitations du week-end. C’est que la jeune Française est très demandée depuis le succès de La Condition pavillonnaire, mention spéciale du jury du Prix ­Wepler-Fondation La Poste l’an dernier (Le Courrier du 27 septembre 2014). Avec une grande finesse, cette fresque sociale et intimiste évoquait le désenchantement de la génération des Trente Glorieuses à travers le personnage de M.A., engluée dans l’ennui du modèle petit-bourgeois tant vanté.

Aujourd’hui, c’est de façon totalement libérée que Sophie Divry aborde les difficultés de sa génération et «l’état catastrophique du pays». Quand le Diable sortit de la salle de bains suit les mésaventures de Sophie, jeune chômeuse qui tente d’écrire un roman et survit tant bien que mal dans son petit studio lyonnais. Entre recherche de piges, factures menaçantes et sentiment d’exclusion, elle doit composer avec son ami Hector, obsédé sexuel, et Lorchus, son démon personnel un brin envahissant. Sophie, un double de l’auteure? Celle-ci sourit en citant l’écrivain franco-américain Raymond Federmann, dont les romans manient l’humour et les jeux de toutes sortes: «Il se crée lui-même en personnage de fiction. J’ai fait comme lui. J’ai connu le chômage et travaillé comme serveuse, oui, mais je n’ai pas vu le diable...»

ECRIRE SUR L'EXCLUSION

Née à Montpellier, la jeune femme vit à Lyon et a été journaliste pendant six ans à La Décroissance après des études de lettres et de sciences politiques. En 2010, elle démissionne: la littérature exige toute la place. «J’ai craqué et me suis mise au chômage pour écrire, sans trop réfléchir. Heureusement que La Condition pavillonnaire a bien marché!» Au point que Sophie Divry, pour l’heure, vit – modestement – de sa plume. Ce qui n’est pas le cas de sa chômeuse fictive. «Je souhaitais depuis longtemps parler de la précarité, traiter littérairement du déclassement, de la crise sociale, économique et culturelle: les écrivains ont en général étudié, et notre littérature est produite par un milieu aisé – même si cela a un petit peu évolué depuis le XIXe.» Elle décrit donc la faim et le désœuvrement d’un personnage déconnecté du monde productif, la recherche d’emploi à l’heure d’internet, la solitude absolue – «A quel moment l’expérience intime est-elle impartageable, surtout quand on ne veut pas faire de peine? Que peut l’amour, notamment familial?»

Restait à savoir comment ne pas épuiser trop vite le sujet ni sombrer dans le misérabilisme. C’est la forme qui lui donnera la clé. «Tant que je n’ai pas trouvé le style, le sujet est indicible même s’il part toujours d’une nécessité profonde», dit-elle. Influencée par Flaubert, Maupassant, Beauvoir, Pérec et le Nouveau Roman, l’écriture de La Condition pavillonnaire l’avait laissée épuisée. «Je ne voulais plus vivre ça, j’avais envie de m’amuser. Je me suis mise à écrire n’importe quoi, balayant les questions du ‘comme il faut’, de ‘trouver son style’.»

LE JEU EST ROI

Ainsi, après le monologue d’une bibliothécaire névrosée dans La Cote 400, après Journal d’un recommencement qui s’interrogeait sur l’Eglise catholique et ses rituels, après l’écriture tenue de La Condition, elle lâche la bride à une prose joyeusement foutraque et déjantée.

Quand le Diable sortit de la salle de bains est un délire poético-comique aussi émouvant qu’intelligent, où le jeu est roi. Jeu avec les mots, la typographie, les listes et le lecteur, jeu avec les personnages qui interrompent le récit, avec des métaphores «piochées dans un sac», avec toutes les conventions. Sophie Divry ne s’interdit rien. A la fin du livre, sur de diaboliques pages rouges, des bonus présentent une lettre de candidature pour une résidence, un index des auteurs «cités, pillés ou dissous» ou encore une scène finale coupée, rescapée d’une fin plus onirique où Sophie passait à travers la porte du frigo. «Comme Alice! Mais mon éditrice et mon compagnon m’ont dit que j’étais seule à comprendre...» Elle éprouve une grande facilité et un plaisir fou: «Ecrire ainsi est très fécond, la créativité devient super puissante. Les objets se mettent à parler, on se dirige sans complexes vers le cul, l’humour... La littérature peut tout faire, il ne faut pas ratatiner les choses au prétexte que tout est suranné. Non, tout est neuf. Tout est possible.»

SOUCI DU MONDE

Cette liberté n’est pas sans soubassements théoriques et son chaos ­décomplexé cache une recherche littéraire exigeante sur la matière comique. Elle cite Raymond Federmann mais aussi Naissance de Yann Moix («un monstre hybride de mauvais goût, truffé d’inventaires») ou les écrits du peintre Jean Dubuffet: «Tout ceci a rencontré mon envie. Je me sens aujourd’hui plus libre dans mes influences.» Et de regretter un certain mépris pour le divertissement, en France, alors que cette tradition s’inscrit dans la continuité d’un Diderot, d’un Rabelais ou de Salmigondis de Gilbert Sorrentino, «ces livres immenses qui se foutent de tout». C’est la forme ludique qui lui a permis de ­développer son sujet. «A la fermeture des possibles économiques et sociaux, à l’hyper contrainte économique, ­répond une ouverture totale, résume Sophie Divry. Le chômage n’est pas drôle, la littérature oui.» Cette émancipation de la censure intérieure va plus loin: la littérature est pour elle un champ d’action collective et son travail peut «ouvrir le chemin à d’autres, comme une lutte syndicale».

Derrière la styliste pointe alors la femme engagée, habitée par le souci des autres et du monde. «L’humain est constitué socialement. Pirandello parlait de la ‘conscience de la présence des autres en soi’.» Elle n’imaginait pas devenir écrivain, rêvait plutôt de journalisme engagé. La crise de la migration d’ailleurs la titille, confesse-t-elle. «Dois-je reprendre la plume pour écrire des articles et humaniser ces gens? Ou pour inventer quelque chose comme La Condition, cette critique du mode de vie petit-bourgeois qui détruit la planète, où je vais là où ça fait mal afin de raconter notre paralysie, notre égoïsme et tout ce qui nous aveugle?» Elle ne croit pas au pouvoir particulier des artistes sur le monde: pour faire bouger les choses, il faut s’engager en politique, faire des grèves, distribuer des tracts. Elle a choisi le terrain de la littérature, qu’elle pratique cependant avec qui elle est: travaillée par les questions sociales et politiques.

Dans Quand le Diable sortit de la salle de bains, celles-ci sous-tendent la rigolade, subtilement enchâssées dans les malheurs de Sophie. «Autre chose me tenait à cœur sans le savoir: la montée du Front national», relève ­Sophie Divry. Ici, c’est une petite phrase maternelle qui sidère la narratrice, allusion fine à une réalité désolante. «Les relations sont grignotées par la xénophobie, qui met ici à distance mère et fille: aujourd’hui en France, on a peur de parler avec sa famille et ses amis de crainte d’entendre des propos à la Finkelkraut. On ne peut plus se permettre d’être aussi libre qu’avant. Or si les mères n’ont plus d’amour, comment sauver le monde?»

 

Sophie Divry, Quand le Diable sortit de la salle de bains, Ed. Noir sur Blanc, coll. Notabilia, 2015.

http://www.lecourrier.ch/132906/sophie_divry_ludique_et_politique

 

Réenchanter le roman

On aime les romans de Sophie Divry, leur diversité d’univers et de styles, leur liberté. Forte de son jeu avec la langue et de son désir de chercher de nouvelles voies créatives, la jeune auteure française signe aujourd’hui un essai joyeux qui rappelle la vitalité du roman – plombé il est vrai, en France, par un lourd héritage. Rouvrir le roman montre à quel point il est ouvert à toutes les audaces et toujours à réinventer. Documenté, clair, l’ouvrage convie de nombreux auteurs et aborde une foule de thèmes: dogmes paralysants, question du narrateur, pluralité stylistique, statut social de l’écrivain, lisibilité, sens, esprit de non-sérieux, dialogues, typographie, etc. Un pied de nez aux déclinistes de tous horizons!

Sophie Divry, Rouvrir le roman, coll, Notabilia, Ed. Noir sur Blanc, 2017, 240 pp.

https://www.lecourrier.ch/147294/reenchanter_le_roman