La liberté en marge

LIVRES L’écrivain français vient de publier «A plat». Entre armée et braquages, prison et écriture, il évoque sa quête infinie de reconnaissance et d’insouciance.

Jean boit le café dans sa cuisine. Un rayon de soleil se faufile jusqu’à lui, au septième ­étage de cette tour HLM plantée dans une banlieue française anonyme. Les trois filles de sa compagne boivent leur chocolat avant d’aller à l’école, et ses pensées errent dans le calme du matin. Après avoir tiré son coup habituel avec la femme de ménage, il sort. Aujourd’hui, il a quelque chose de particulier à faire avec Momo et Francky. Discussion troublante avec une vendeuse de lingerie, déjeuner chez l’Arabe avec ses potes, départ pour la bijouterie à l’heure de la fermeture: A plat, le sixième ouvrage de Jean Chauma, s’attache aux heures qui précèdent le braquage, réduit ici au rang de banal fait divers. Car ce qui importe, ce sont les remous qui traversent Jean à son insu. Il transpire, et ce n’est pas la chaleur. Mais comment reconnaître cette peur inédite? Jeannot «n’est pas équipé pour», il manque de conscience et des mots pour le dire. Et de toutes manières, réfléchir empêcherait le passage à l’acte – lui fonctionne à l’instinct. Pourquoi se sent-il alors comme à côté de sa vie?


C’est dans l’intimité brute, obscure et attachante de ce voyou imposant que nous invite Jean Chauma. «Cette introspection est une invention de romancier, il est rare que cela arrive», glisse-t-il. Dans tous ses récits, l’écrivain français qui publie sous pseudonyme mêle éléments autobiographiques et fiction, analysant ses souvenirs pour faire vaciller les distinctions convenues entre le monde «réel» et celui des voyous – selon sa terminologie. Son œuvre étonnante renouvelle ainsi la vision du «milieu», celui du banditisme des années 1960-1990 en France. Il sait de quoi il parle, lui qui a passé vingt ans en prison pour plusieurs braquages.
 
ABSENCES MARQUANTES
«Ce qui me tient depuis mes 14 ans et jusqu’à aujourd’hui, mais constitue aussi ma plus grande souffrance, c’est que j’ai toujours cherché à m’amuser. Mon seul but dans la vie a été d’être ­léger, insouciant.» Rencontré à Nyon après son travail au service technique d’une mairie de France voisine, Jean Chauma a le verbe clair, franc, sensible pour évoquer la quête ludique qui a dicté ses choix, source d’expériences hors du commun mais aussi d’un refus de la réalité aux conséquences douloureuses.


Né à Paris en 1953, il a grandi rue Laugier, dans le XVIIe, un quartier plutôt chic. C’est sa grand-mère, concierge, qui l’élève, «une petite Italienne» qui s’est déjà occupée seule de ses trois enfants. Son grand-père? Un «bandit» qui a pactisé avec les Allemands pendant la guerre et a été jugé et fusillé en 1947. «Ils les sortaient de prison pour servir dans la Gestapo ou la milice. Ça a longtemps été un secret de famille.» Ce n’est pas le seul non-dit qui plombe le jeune homme: comme le personnage de Dominique dans son roman Echappement libre, il apprend tardivement que sa grand-mère n’est pas sa mère: celle-ci est en fait l’une de ses «tantes». «Je l’ai très peu vue, elle avait refait sa vie.» Cette absence, et celle d’un père inconnu, sont pour lui synonymes d’un «manque d’informations sur la vie» et expliquent une trajectoire marquée par une quête du Père – de repères et d’une place légitime au monde, thèmes qui traversent ses livres.

UNE LOI NON ECRITE
Il trouvera dans l’armée, puis dans le «milieu», la structure qui lui fait défaut. Après avoir arrêté l’école à 13 ans et travaillé quelques années comme commis de cuisine, Jean Chauma s’engage chez les paras et participe aux opérations extérieures en Afrique. «Etre militaire professionnel entre 17 et 23 ans, ce n’est pas vivre comme monsieur-tout-le-monde. Les voyages, les combats... je me suis beaucoup amusé à l’armée, même si plus tard j’ai rougi en me souvenant des actes commis. Pareil pour les braquages.» Et de citer Butch Cassidy et le Kid, dont les deux héros prennent la vie comme un jeu, jusqu’au bout, avec la légèreté d’enfants terribles: «C’est le film de braqueurs le plus juste.»


Delon, Ventura, les vieux films français de gangsters forment le socle de son imaginaire, et ses références sont plus cinématographiques que littéraires: s’il a lu Saint-Exupéry, Lartéguy, Montaigne ou Molière, c’est en prison surtout que les livres ont compté. Aujourd’hui, ils lui tombent des mains et une question le taraude: qu’est-ce qui différencie un voyou d’un non-voyou? Ce n’est ni les braquages, ni la violence ni la malhonnêteté. «La différence tient uniquement à la Mentalité: une loi non écrite qui définit une manière de vivre.» Loyauté et respect y figurent en bonne place, soit «l’interdiction de subir l’irrespect, ce qui empêche de fait tout travail. Beaucoup de voyous ne font de mal à personne, et le plus grand nombre de crimes est commis par des non-voyous.» Il évoque les amitiés fortes, la solidarité du milieu, sa loi simple, reposante. «Vous êtes reconnu pour ce que vous faites et pour comment vous le faites.»


L’armée et le banditisme, ces univers en marge, ont été pour lui un moyen de mettre à distance la férocité du réel: «Les anciens méprisaient les ‘pue-la-sueur’ et ne voulaient pas vivre ce qu’avaient subi leurs parents. L’une des motivations plus ou moins conscientes du banditisme, c’est l’argent, qui permet de ne pas travailler, de vivre à contre-courant et de se mettre à l’abri de l’agression du monde.» Cet élan de fuite le poursuit même en prison, où il est placé en isolement dans un quartier de haute sécurité, en marge de la marge.

LA POUDRE D'ESCAMPETTE
En quête de règles, il a pourtant pris la poudre d’escampette dès qu’elles devenaient trop pesantes et parle de «ratages» pour évoquer ses «carrières» interrompues. Mais après coup, son refus des contraintes peut aussi être vu comme une qualité, réfléchit-il. «J’ai échappé aux structures, aux conventions, je me suis évadé des sentiers tracés, j’ai voulu fuir la conformité.» C’est en 1993 qu’il décide de quitter le banditisme, alors qu’il est encore en prison, au moment où sa carrière «aurait pu donner quelque chose». Il coupe radicalement avec le milieu et se retrouve à 40 ans sans amis ni famille, sans argent et sans métier. «J’aurais dû me ranger des voitures discrètement, comme beaucoup, qui mènent une vie normale tout en continuant leurs combines – dans le commerce, l’immobilier, la politique... Mais j’étais un peu immature.» Des lectures et une relation amoureuse ont contribué à sa prise de conscience. Dans A plat comme dans Le Banc, une femme plus âgée dialogue avec le voyou: elle est une «conscience esthétisée», utopique, qui donne à croire qu’il y aurait une autre manière de vivre. Erreur: «On m’avait dit que la réinsertion, c’était mieux, alors j’ai cru que ce serait facile. J’ai même vu l’honnêteté comme une nouvelle aventure, pensant que ça allait être amusant!»


Le choc est rude. Il découvre un monde du travail «plus dur et violent que la voyoucratie», où le manque de respect est la règle. Depuis une douzaine d’années qu’il est sorti de prison, son regard reste neuf et souvent révolté. «Ce que les gens doivent supporter est terrible. J’apprends aujourd’hui que dans la vie telle qu’elle est, on n’est pas là pour s’amuser. Ma femme et mon éditeur me reprochent d’ailleurs de n’être jamais content.» Alors, pour retrouver un peu de cette étincelle d’enfance, de cette liberté du voyou, il s’est mis à écrire, dans cette même «veine ludique, insouciante». Mais s’il est heureux de ses textes et des rencontres qu’ils lui ouvrent, la satisfaction reste trop ponctuelle pour rendre le quotidien vraiment amusant. «La vie n’est pas un long fleuve tranquille. Il faut prendre la chose telle qu’elle est.»

 

Jean Chauma, A plat, BSN Press, 2015, 129 pp.