Sensuelle et incandescente écriture

Auteure d’une postface aux "Grands poèmes", Caroline Bérenger a participé à l’édition des journaux et carnets inédits de Tsvetaieva. Entretien sur la vie et l'écriture de la grande poète russe.

Sensuelle et incandescente écriture
Marina Tsvetaieva à Paris en 1928. ARCHIVES DE MOSCOU

Toute la poésie de Marina Tsvetaieva est aujourd’hui disponible en français, réunie en trois imposants volumes bilingues dont le dernier a paru cet automne. Succédant aux deux tomes de Poésie lyrique (Ed. des Syrtes, 2015), les Grands poèmes rassemblent les œuvres plus longues, de plusieurs centaines voire milliers de vers. Souvent narratives, elles tressent de manière inédite les courants épique, lyrique et folklorique. Des poèmes-contes («Le Gars», «La Princesse-Amazone») aux inachevés, de la «Lettre de Nouvel An», adressée à Rainer Maria Rilke qui vient de mourir, à l’autobiographie poétique «Sur le cheval rouge», les Grands poèmes offrent une plongée chronologique dans l’univers incandescent de Tsvetaieva.

C’est à Véronique Lossky, disparue en mars dernier, qu’on doit l’aboutissement de cette colossale entreprise. La chercheuse a consacré sa vie à la poétesse russe, s’attelant dans ses dernières années à la traduction de sa poésie. Maître de conférence au département de russe de l’université de Caen, en Normandie, auteure d’une postface aux Grands poèmes, Caroline Bérenger a participé à l’édition des journaux et carnets inédits de Tsvetaieva, notamment Le Cahier rouge (Syrtes, 2011) en collaboration avec Véronique Lossky. Entretien.

 

Le Cahier rouge révèle l’atelier du poète, son laboratoire d’écriture. D’où vient ce manuscrit?

Caroline Bérenger: Il s’agit d’un cahier d’écolier, l’un des rares manuscrits laissés par Tsvetaieva en France avant de rentrer en URSS, en 1939. Elle l’avait confié à un ami critique littéraire, Marc Slonim, qui l’a cédé à Georges Nivat, ancien professeur de russe à l’université de Genève. Le Cahier rouge contient notamment la «Lettre à l’Amazone», un texte écrit en français sur les amours féminines qui n’aurait pas passé la censure soviétique, d’autres fragments en français et un essai dédié à Pasternak et Maïakovski. Georges Nivat a proposé aux Syrtes de le ­publier avant de l’offrir à l’Institut Pouchkine, à Saint-Pétersbourg.

Comment avez-vous préparé cette édition avec Véronique Lossky?

Nous avons traduit à quatre mains l’intégralité du cahier après l’avoir déchiffré. Le Cahier rouge est constitué de fragments hétéroclites, brouillons de textes et de lettres écrits tête-bêche, par ailleurs illisibles, les proses étant truffées d’abréviations. Nous avons beaucoup réfléchi à la façon de présenter ces premiers jets pour que cela ressemble à un vrai livre.

Le volume s’adresse avant tout aux lecteurs qui connaissent l’œuvre de Tsvetaieva et sont curieux de découvrir son travail au jour le jour. Le rapport entre ce cahier et sa vie s’y dessine de façon très claire. Pour elle, vivre c’est écrire, écrire c’est vivre. Son écriture sensuelle, physique, charnelle, est portée par le désir, l’intensité, l’incandescence. En même temps, son travail sur la langue est très précis, aux antipodes de l’impulsion. Elle entend les premiers vers qui lui sont donnés, mais ensuite elle retravaille beaucoup le premier jet. Elle écrit des colonnes et des colonnes de mots jusqu’à trouver le terme qui lui convient.

Exilée en France, elle a échoué à se faire entendre et reconnaître. Pourquoi?

En France, elle est morte à petit feu. Quand on lit sa correspondance avec des écrivains français, on constate qu’ils ne se comprenaient pas. Elle a tenté d’écrire en français comme elle le faisait en russe, dans une langue très sonore et rythmée, mais ça ne ressemblait pas à de la poésie française. La reconnaissance n’est jamais venue.

Outre la question de la langue, il y avait alors rupture entre l’Europe et l’URSS. La France se divisait en deux camps, pour ou contre Hitler et Staline. Il était impensable de ne pas prendre position. Or Tsvetaieva est insaisissable, elle passe toujours dans le camp adverse. Elle prend parti pour le plus faible, pour le Blanc contre les Rouges, le Rouge contre les Blancs. Dans un poème daté de 1934, elle renvoie dos à dos Hitler et Staline… Prémonitoire!

Elle est en avance sur son temps et ne sait pas se plier aux enjeux de l’époque – une position qui l’éloigne aussi de la diaspora russe. Rien ne peut l’emporter sur sa liberté d’être.

En Russie, quelle a été et quelle est aujourd’hui sa réception?

Dans sa jeunesse, elle faisait partie du cercle des poètes contemporains. Mais en quittant l’URSS, elle a perdu ses lecteurs et a été oubliée. Sa poésie est restée longtemps interdite, puis elle a été progressivement réhabilitée. Avec l’ouverture de ses archives en 2000, on a pu enfin publier la totalité de son œuvre grâce au travail fondamental d’Elena Korkina et Véronique Lossky.

Son succès actuel est-il dû à la dimension populaire de sa poésie?

Dans les Grands poèmes surtout, elle réécrit des contes et légendes russes et cette dimension folklorique est très importante. Immense poète ­européenne, elle affirme cette part russe qui remonte à l’enfance, à une fascination pour le merveilleux qui puise aussi dans le romantisme allemand – pays d’origine de sa mère. Tsvetaieva remonte ainsi aux sources de la langue orale russe et de la tradition populaire. Cela lui ouvre une nouvelle liberté via une rythmique propre à la littérature orale; rimes dactyliques de l’épopée, refrains, confèrent à sa poésie une allure chantante et sauvage.

C’est une grande amoureuse. De quelle manière cet élan est-il lié à son écriture?

Elle vit l’amour à distance. Tout passe par l’écriture, la sensualité des mots, le verbe: ses lettres sont si brûlantes qu’il est impossible de s’approcher de trop près. Tsvetaieva s’approprie à tel point la personne aimée qu’elle l’étouffe: elle a quelque chose de dévorateur qui effraye, et aime davantage qu’elle est aimée. Ses héroïnes sont d’ailleurs à son image.

Sa vie personnelle était très libre: elle a vécu nombre d’aventures extraconjugales avec des hommes et des femmes. Rien de scandaleux: au début du XXe siècle, l’Age d’argent du symbolisme russe s’ouvrait à une grande diversité des façons d’aimer.

Existe-t-il encore des inédits?

Entre 1922 et 1939, alors qu’elle est en exil, beaucoup de ses textes ont été dispersés ou détruits. Notamment un long poème sur la famille du tsar dont il reste quelques fragments, traduits dans les Grands poèmes – un texte écrit entre 1929 et 1936, véritable provocation au moment où son mari Serguei Efron essaie de se racheter auprès des autorités russes… On ne sait pas ce qu’est devenu ce manuscrit, laissé en Europe. Il n’est donc pas impossible qu’on retrouve des pièces inédites dans des collections privées, mais l’essentiel est aujourd’hui aux archives centrales de Moscou.


 

«La musique compose aussi le sens»

Comment traduire Marina Tsvetaieva, restituer en français la musique unique de sa langue?

Caroline Bérenger: Chez Tsvetaeva, le son est partie intégrante du sens. Elle compose le sens par le son, c’est très frappant. L’harmonie des mots, les chuintantes, fricatives et sifflantes du russe, tout ceci forme une musique qui participe entièrement du sens. Sa poésie est par ailleurs elliptique à l’extrême; mots brefs et tirets qui claquent ajoutent encore à son intensité.

Le traducteur est face à un dilemme: s’il reste trop proche de cette structure sonore et rythmique, le français devient figé, caricatural. Si, au contraire, il s’affranchit de la structure du vers, il perd la forme poétique.

Véronique Lossky a choisi une troisième voie. J’ai été bouleversée par sa traduction: on sent un souffle traverser ces vers, un mouvement prodigieux, la vie même. En lisant l’intégralité des poèmes, il me semble avoir entendu Tsvetaieva en français pour la première fois. Véronique Lossky les a traduits jusqu’à la fin de sa vie, elle ne faisait plus que ça, s’en était imprégnée. Et c’est lorsqu’elle s’éloigne de l’original et réinvente que cela fonctionne le mieux.

Marina Tsvetaieva, se traduisant elle-même en français, avait au contraire choisi la fidélité à la musique…

Elle a fait un travail impressionnant en ce sens sur «Le Gars» (lire ci-dessous, ndlr). Etre fidèle à la musique originelle du russe plutôt qu’aux images lui a imposé des écarts sémantiques considérables. C’est un véritable travail de re-création.

Est-ce aussi à cause de la difficulté à faire passer sa poésie en français qu’elle n’a pas été reconnue plus tôt?

C’est possible. Le français est une langue précieuse, parfois surannée, assez rigide. Aujourd’hui, il s’est assouplit et s’autorise plus de liberté, ce qui permet de mieux traduire l’essence impétueuse de ses poèmes.


La «langue des anges»

Pour Marina Tsvetaieva, «écrire des poèmes, c’est traduire»: c’est une expérience de traduction au sein d’une même langue, un passage de la langue maternelle vers la langue poétique. Il s’agit de trouver comment la singularité du russe peut rejoindre l’universalité du langage poétique. Tsvetaieva rêvait d’inventer la «langue des anges», celle qui comprend toutes les autres, «d’emblée reconnaissable à cette impression qu’elle nous est à la fois étrangère et familière», note Caroline Béranger au début des Grands poèmes.

Quand il s’agit de se transposer elle-même du russe en français, Tsvetaieva prend conscience de l’impossibilité de se traduire et se met à chercher une langue parallèle, qui mimerait l’original russe. Il n’existe pas de mot unique en français pour dire «tempête de neige», remarque-t-elle par exemple alors qu’elle tente de traduire son poème «Le Gars».

Elle doit donc amener l’idée de neige en amont pour que le lecteur comprenne d’emblée de quoi il s’agit quand arrive le terme «rafale». «C’est ainsi que Tsvetaieva renouvelle intégralement le réseau des images, note Caroline Béranger dans Le Cahier rouge. En revanche, elle conserve la forme initiale des figures de style, en recréant des parallélismes équivalents et en allant jusqu’à faire migrer la structure du conte populaire. Mais elle va plus loin encore puisqu’elle aménage un système prosodique hybride sur le modèle du russe, en superposant au système français syllabique le système russe fondé sur l’accent tonique.»

Pour rester fidèle à sa propre musique, Tsvetaieva transpose ses procédés poétiques. Elle agit ainsi directement sur la langue cible, développant la musicalité, le rythme et la concision du français, comme le montre ce passage du «Gars» où elle réussit à préserver, dans sa traduction, le rythme et l’intensité de sa langue russe, ainsi que sa force elliptique:

«Neige, neige

Plus blanche que linge,

Femme lige,

Du sort: blanche neige,

Sortilège!

Qui suis-je et où vais-je?

Sortirai-je

Vif de cette terre.

 

Neuve? neige,

Plus blanche que page

Neuve neige

Plus blanche que rage

Slave…

 

Rafale, rafale

Aux mille pétales,

Aux mille coupoles,

Rafale-la-Folle!

 

Toi une, toi foule,

Toi mille, toi-râle,

Rafale-la-Saoûle

Rafale-la-Pâle

Débride, dételle,

Désole, détale,

A grands coups de pelle,

A grands coups de balle,

 

Cavale de flamme,

Fatale Mongole,

Rafale-la-Femme,

Rafale: raffole.»

 

 

Marina Tsvetaieva, 1923

 

APD