Cingria musicologue

Le dernier volume de ses Œuvres complètes dévoile un Cingria érudit, fasciné par la musique du Moyen Age. Entretien avec Alain Corbellari.

 

«Cingria jouait de l’épinette et rêvait d’être compositeur. La musique est pour lui plus importante que tout», souligne Alain Corbellari. Professeur de littérature médiévale aux universités de Lausanne et Neuchâtel, écrivain, musicologue et compositeur, il est l’un des directeurs des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria (1883-1954), vaste chantier entrepris en 2000 et dont le dernier volume vient de paraître. Après les deux tomes des Récits, après les Propos 1 et 2 (2013 et 2014)1, sont parus les Essais: en 2015, le volume IV présentait des textes sur la poésie courtoise, dont l’inédit Les Grands Lyriques provençaux, ainsi que des textes historiques, comme La Reine Berthe. Aujourd’hui, c’est au tour des Essais 1 (vol. III) de voir le jour: il contient les études de Cingria sur la musique du Moyen Age et la civilisation de Saint-Gall, et un ensemble de textes sur la Pré-Renaissance italienne.

S’il a fallu près de vingt ans pour voir publiés ces six volumes (7200 pages), c’est que la veine érudite de l’auteur a constitué un véritable défi éditorial, nécessitant la collaboration d’une vingtaine de spécialistes dans les domaines historique et musicologique. Les Essais révèlent ainsi une facette inattendue de Cingria, son amour de la musique et de la littérature s’exprimant ici avec une réjouissante créativité. Entretien avec Alain Corbellari.

Ces Œuvres complètes rendent justice à l’importance de Cingria, mais elles ne sont pas les premières…

Alain Corbellari: En effet! Cingria est l’un des très grands auteurs romands de la première moitié du XXe siècle, avec Ramuz et Cendrars. Il est inclassable, rien ne ressemble à rien dans son œuvre, constituée de textes brefs – les plus longs sont les plus érudits. Il a suscité l’admiration de Claudel et Jouhandeau, puis de Bergounioux, Novarina, Michon ou Reda. Entre 1967 et 1981, dix-sept volumes de ses Œuvres complètes paraissent chez l’Age d’Homme. C’est Pierre-Olivier Walzer qui dirige cette édition, organisée chronologiquement, sans appareil critique. Et lire Cingria sans notes peut s’avérer obscur… Maryke de Courten, ancienne assistante de Walzer, lance donc l’idée d’un nouveau projet en 1997, après un colloque sur Cingria [voir Erudition et liberté, Gallimard, 2000]. Se constitue alors une équipe universitaire franco-suisse qui va travailler à une édition scientifique. Olivier Cullin, spécialiste de musique médiévale à Poitiers, prépare aujourd’hui un livre qui prolonge sa préface à ce dernier tome.

Découvrir Cingria par ses Essais n’est-il pas plutôt ardu?

C’est vrai. En 1948, Jean Paulhan, qui avait ouvert les portes de la NRF à Cingria dans les années 1930, publie Bois sec bois vert: ce premier volume de ce qui devait être, déjà, ses œuvres complètes, réunit des textes très divers, promenades, essais, etc. C’est un bide, et le projet s’arrête. Mais le livre, réédité dans la collection L’Imaginaire de Gallimard, offre une merveilleuse entrée dans l’univers de Cingria, par un échantillon qui montre la diversité de ses textes.

Vous avez organisé votre édition de manière thématique et non chronologique.

Un pari difficile, car Cingria passe sans cesse d’un sujet à l’autre. Mais le résultat est bluffant. Les trois parties sont d’importance quasi égale; presque la moitié est constituée d’inédits, déposés au Centre de recherche sur les lettres romandes et aux Archives littéraires suisses. Pour la première édition, Gisèle Peyron s’était déjà attelée à la recherche et la transcription d’une grande partie de la production de Cingria, éparpillée dans une centaine de revues et journaux.

En ce qui concerne le thème de la musique, dont je me suis occupé, tout ce qui concerne la musique moderne a été classé dans les Propos 2: il s’agit d’articles de circonstance, liés à une actualité. La musique du Moyen Age et de la Renaissance est rassemblée, en revanche dans les Essais.

Avez-vous été surpris par l’ampleur des travaux de Cingria?

Oui. Il a toujours travaillé en marge, peu communiqué avec ses pairs, laissé beaucoup d’inédits. Ses Essais dévoilent pour la première fois l’importance de ses recherches, menées dès les années 1910. Il a d’ailleurs écrit et publié d’abord des travaux d’érudition – La Civilisation de Saint-Gall en 1929, Pétrarque en 1932. Beaucoup de textes théoriques, très techniques, n’ont pas paru de son vivant mais éclairent des notions que le Saint-Gall évoque plus rapidement. Enfin, les inachevés sont très importants, notamment sur les troubadours.

Cingria a été mu tardivement par l’urgence de publier. Issu d’une famille fortunée, il a vécu une jeunesse de dandy, voyageant notamment en Afrique du Nord. La guerre ruine sa famille; avec la mort de ses parents, il entre dès 1919 dans une semi clochardisation qui durera toute sa vie. Il se décide à publier dans les années 1920 pour des raisons pécuniaires et existentielles.

Quelle est sa vision de la musique?

Il oppose musique objective, délivrée de la sentimentalité, et subjective – dès la naissance de l’opéra, à la fin du XVIIe siècle. La musique du Moyen Age ne s’occupe pas de sentiments mais de nombres, selon les principes de Pythagore et Aristoxène [théoricien de la musique et du rythme au IVe siècle avant J.-C.]. Cingria n’aime pas voir les intentions d’un texte soulignées par la musique et n’apprécie guère le romantisme. Il se réjouit ainsi quand Satie et Stravinsky réinventent la musique objective au début du XXe siècle.

La théorie de Cingria sur le rythme du chant grégorien est-elle crédible?

Absolument. A l’époque, le débat est vif. L’abbaye de Solemnes, qui a restauré le chant grégorien au XIXe siècle, met en avant le rythme égal du plain-chant. Cingria, lui, compare le chant grégorien au jazz: il est un jeu bondissant, dansant, qui contient une part d’improvisation. Cette théorie est balayée dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. On la redécouvre aujourd’hui.

Cingria parle de «rythmopée», qu’est-ce?

Toute prose se soutient par un rythme musical sous-jacent. Le bonheur d’écriture est cette musique même. La rythmopée, soit la scansion rythmique, est une façon de vivre ce bonheur, une posture de création.

Quel lien fait-il entre sa passion pour la musique et l’écriture?

Il passe par les troubadours. Cingria reprend une citation qu’il attribue par erreur à Bertrand Carbonel: «Une strophe sans musique est comme un moulin sans eau.» Même s’ils portent toujours sur le même thème, les chants des troubadours sont toujours neufs, réactualisés dans le présent de leur performance.

Là se situe aussi le lien avec le jazz et avec le reste de la poétique de Cingria. Il prend prétexte de tout et de rien, réagissant à l’actualité ou laissant aller sa fibre narrative, dans des textes courts qui sont à chaque fois des épiphanies. Pour lui, le temps n’existe pas, il est en cela proche de Borgès ou Quignard: les époques sont contemporaines les unes des autres, ce qui s’est passé à tel endroit est toujours présent. Dans Passage du Haut Rhône, survolé par Léo Chavez, Cingria lève les yeux et voit l’aviateur! Il adore l’inachevé, écrire deux pages et passer à autre chose, en quête d’un jaillissement, d’une joie dans la brièveté. Les Epiphanies de Joyce sont en ce sens très cingriesques: l’univers entier est dans un seul instant. Joyce, c’est aussi joy, la joie en provençal, maître mot de la littérature des troubadours.

J’aime également l’analogie décrite par Pierre-Marie Joris entre les pneus de la bicyclette de Cingria – symbole de légèreté, d’élan, de mouvement, de liberté –, et le pneuma, l’esprit divin, le souffle nécessaire au chant… duquel dérive le terme neume, qui désigne justement la notation musicale au Moyen Age! La musique, elle aussi, se déroule dans un présent éternel.

Charles-Albert Cingria, Essais I, Œuvres complètes vol.3, L’Age d’Homme, 2018, 994 pp. Publié sous la direction de Alain Corbellari, Maryke de Courten, Marie-Thérèse Lathion, Daniel Maggetti et Thierry Raboud.

www.cingria.ch

https://lecourrier.ch/2018/07/19/cingria-musicologue/