Chasseur de fantômes

Daniel Sangsue publie son merveilleux "Journal d’un amateur de fantômes", qui mêle sensibilité, érudition et histoires étonnantes.

Daniel Sangsue est également romancier, sous le pseudonyme d’Ernest Mignatte. FRANCOIS BON

Il côtoie les spectres depuis près de vingt ans, de manière tout à fait sérieuse. Professeur à l’université de Neuchâtel, auteur d’essais sur Stendhal et sur la parodie, Daniel Sangsue traque les fantômes surtout dans les œuvres littéraires du XIXe siècle, dont il est spécialiste – en 2011, il publiait un vaste état des lieux de ses recherches, Fantômes, esprits et autres morts-vivants. Essai de pneumatologie littéraire (Ed. Corti). Mais pas seulement.

Entre 2011 et fin 2017, ce passionné a aussi tenu un journal, plus extime qu’intime, centré sur son obsession: il y consigne ses réflexions sur le phénomène de la revenance aujourd’hui, ses notes sur des livres, films, émissions et expos traitant du sujet, des récits de fantômes vécus ou rapportés, des coïncidences extraordinaires et autres étonnants incidents du quotidien. Et c’est un véritable plaisir de suivre sa pensée au fil des jours. Son écriture fluide s’attache à l’essentiel, tisse des liens inattendus, tandis qu’en filigrane de ses annotations se dévoile une personnalité attachante. Journal d’un amateur de fantômes s’avère ainsi un délicieux mélange d’intelligence, de sensibilité, de profondeur et d’humour, qu’on voudrait aussi infini que son sujet surnaturel.

Daniel Sangsue est également romancier sous le pseudonyme d’Ernest Mignatte – dans son dernier roman, Le Copistes aux eaux (Metropolis, 2012), il met des curistes aux prises avec des tables tournantes à Loèche-les-Bains. Il publie par ailleurs ces jours un deuxième ouvrage sur ses recherches, Vampires, fantômes et apparitions, nouveaux essais de pneumatologie littéraire (Ed. Hermann, 2018). Il sera aujourd’hui au Salon du livre de Genève, où un «open micro» est ouvert à toute personne désireuse de partager ses histoires de fantômes.1 Entretien.

 

Comment est né votre intérêt pour les fantômes?

Daniel Sangsue: J’ai commencé par étudier les vampires, au début comme une plaisanterie car je m’appelle Sangsue! Je travaillais sur le romantique Charles Nodier, qui a introduit le thème du vampire en France, en adaptant la nouvelle de Byron-Polidori. J’ai pris conscience que le thème des fantômes était encore plus important, et moins étudié.

Je l’ai alors choisi comme objet de recherche, l’utilisant pour répondre à des commandes académiques, proposant régulièrement des séminaires sur les fantômes et le fantastique, etc. Au fil du temps, j’ai fini par écrire le livre qui me manquait sur le sujet.

Votre premier essai est une véritable somme.

La première partie de Fantômes, esprits et autres morts-vivants parle des fantômes de manière générale – typologie, raisons de la revenance, aspects et voix des spectres, circonstances des apparitions, etc. Suivent des chapitres dédiés aux philosophes et aux fantômes, puis aux sciences humaines et fantômes. La seconde partie est une suite de monographies sur des auteurs précis (Nodier, Nerval, Hugo, Mérimée, Stendhal ou Dumas).

Le XIXe siècle est obsédé par les fantômes. Pourquoi?

Dans Le Savant et le politique, le sociologue allemand Max Weber écrit que l’intellectualisation et la rationalisation désenchantent le monde. Une remarque toujours d’actualité. Le XIXe siècle a vu émerger une société industrialisée, scientifique et positiviste. Dans ce contexte, les histoires de fantômes représentent le retour du refoulé, le surnaturel qui revient en force. Le goût de l’époque pour le fantastique est aussi lié à la presse et aux revues, très demandeuses de courts récits sur les fantômes. Maupassant était un maître en la matière.

Aujourd’hui, quels sont nos fantômes? Que disent-ils de nous?

Ce qui prédomine, dans la culture littéraire et cinématographique actuelles – hormis les nombreux vampires édulcorés du genre Twilight –, ce sont surtout les zombies. Il s’agit évidemment d’un fort retour du refoulé: notre société ne veut plus voir les morts, cela fait longtemps qu’il n’y a plus de veillées funèbres et on préfère brûler les corps plutôt que les enterrer. On occulte la mort et la décomposition: les zombies incarnent cette décomposition intolérable dans notre société hygiéniste. Le 11-Septembre a aussi marqué les esprits, avec ces rescapés surgissant comme des zombies de la poussière et de la fumée des tours effondrées.

Il faut ajouter que le thème des fantômes est vendeur, il flatte l’imaginaire. C’est une métaphore importante, une image forte qui apparaît souvent dans les titres d’œuvres ou dans des expressions comme le spectre du terrorisme, du nucléaire, du chômage, etc.

Ce qui frappe, dans votre Journal, c’est aussi le nombre de personnes qui vous racontent leurs histoires de fantômes, et les coïncidences étonnantes que vous observez…

Oui, quand on est obsédé par un sujet, on le voit partout, l’obsession opère comme un filtre sur le monde. J’ai donc rencontré par hasard des gens qui m’ont raconté leurs histoires… Même si le hasard n’est jamais accidentel, plutôt providentiel, comme le déclare ce Chinois dans le Journal

Qu’en pensez-vous, personnellement?

Je ne sais pas si je crois aux fantômes. C’est pour moi un objet d’études, un thème comme un autre. Mais j’ai moi-même vécu mon «histoire de fantôme», un incident étrange. Et on ne peut pas être sûr. C’est tout de même troublant. Je reconnais qu’il existe une part d’irrationnel et de mysticisme dans ces histoires. On ne les raconte d’ailleurs pas facilement.

Vous êtes également romancier. Y a-t-il selon vous des liens entre écriture et fantômes?

Ecrire, c’est faire surgir des fantômes. La littérature a les moyens de faire revenir les morts, de leur donner la parole, notamment via la prosopopée. Les fantômes sont souvent ceux d’êtres proches, aimés. Mon premier essai présente d’ailleurs une réflexion sur l’écriture comme nécromancie.

Et que dire de l’écriture «sous dictée», en une sorte de transe? De l’image romantique de l’inspiration et des muses?

Le spiritisme est apparu au milieu du XIXe siècle, venu des Etats-Unis: dans ces années qui voient l’essor des moyens de communication et de télécommunication, on fait parler les morts grâce au procédé des tables tournantes, on peut donc communiquer avec l’au-delà. Les mots sont dictés par les esprits. Dans sa nouvelle Spirite, Théophile Gautier montre un jeune homme entrant en contact avec l’esprit d’une jeune fille aimée, morte avant de pouvoir exprimer son amour. Il reçoit, dans un état particulier, une dictée de l’au-delà de la part de l’esprit de cette femme. Ecrire «sous dictée» mènera aussi à l’écriture automatique des surréalistes.

Pourquoi signer vos romans du pseudonyme d’Ernest Mignatte? Serait-il votre double fantomatique?

Dans mon premier roman, Le Copiste de Monsieur Beyle, j’imaginais le journal du copiste de Stendhal de manière assez subversive puisqu’il se révélait être son nègre. Stendhal lui confie d’abord ses descriptions, puis lui vole ses idées et même sa maîtresse… J’avais mis dans ce roman tout mon savoir stendhalien. Mais à l’époque, j’étais aussi responsable du Centre d’études stendhaliennes de l’université de Grenoble… Il ne fallait pas tout mélanger!

Ce pseudonyme n’a pas toujours été compris, mais il est difficile de s’en débarrasser… Il faut dire que j’ai éprouvé un grand plaisir à me dédoubler. Dans le numéro d’une revue consacré à la supercherie littéraire, j’ai ainsi signé un compte-rendu d’un livre de Mignatte…

J’ai d’ailleurs lu dans l’une de vos notices biographiques que vous étiez membre de l’AVAR (Association des vieux auteurs romands) et fondateur du Centre international de pneumatologie littéraire…

 Cela me fait plaisir que vous l’ayez remarqué! C’est que j’ai toujours pratiqué l’écriture collective (rire). Et j’aurais bien aimé fonder ce Centre, mais cela exige une telle paperasserie…

 

1)  Ve 27 avril 2018 à 16h30, «Open micro: Esprit, es-tu là?», scène du stand du Cercle de la librairie (A166), Salon du livre de Genève.

Daniel Sangsue, Journal d’un amateur de fantômes, Ed. La Baconnière, 2018, 305 pp.

https://lecourrier.ch/2018/04/26/chasseur-de-fantomes/