Ecrire entre deux rives

 

Les projets poétiques de Fabiano Alborghetti sont tournés vers ceux qui sont «tombés hors de la vie». Interview, avant sa venue dans le cadre du Printemps de la poésie.

Ecrire entre deux rives
Le poète ­­­­­­­­­­a partagé pendant trois ans le quotidien de migrants:
une expérience au cœur de" La Rive opposée", qui paraît en français.
LADINA BISCHOF

 

Que peuvent encore les mots quand on arrive dans un pays dont on ne parle pas la langue? Quelle place pour la poésie dans l’exil? Ces questions sont au cœur des rencontres organisées par Bibliomedia le week-end prochain, dans le cadre du 3e Printemps de la poésie qui démarre lundi dans toute la Suisse romande. Sous le thème «Exil et poésie», la fondation organise plusieurs événements, avec notamment le poète Fabiano Alborghetti.(1)

 

 

Né à Milan en 1970 et résidant au Tessin, Prix suisse de littérature 2018 pour Maiser – un roman en vers sur l’arrivée au Tessin d’une famille italienne dans les années 1950 –, Alborghetti élabore une œuvre qui se nourrit du réel, tournée vers les marges, vers ceux qui n’ont pas la parole. En 2006, il publiait en Italie L’opposta riva, après avoir partagé durant trois ans le quotidien précaire des exilés – où chaque poème est une voix qui raconte une histoire, du Maghreb à l’ex-Yougoslavie en passant par le Sénégal. En 2013, il en signait une version retravaillée, où figurent les prénoms et l’origine des personnes rencontrées, pour ne pas oublier. La Rive opposée (dix ans plus tard) sort aujourd’hui en version bilingue.(2) Interview.

 

 

 

Comment avez-vous décidé de partager le quotidien des migrants?

 

 

Fabiano Alborghetti: Je travaillais alors à Milan en tant que concierge d’un hôtel de luxe, avec des horaires particuliers. J’avais remarqué qu’à certaines heures, dans les trams, les bus, la rue, les migrants et sans-­papiers étaient très présents, et complètement invisibles à d’autres moments. J’ai voulu en savoir plus. Après plusieurs vaines tentatives, j’ai rencontré un Marocain qui travaillait dans une usine mais avait étudié la chimie et aimait la poésie. Il est devenu mon «mot de passe» pour ce monde, me présentant des migrants nord-africains d’abord, puis, une rencontre en amenant une autre, de Roumanie, de l’ex-Yougoslavie, etc.

 

 

Chaque poème est un destin, une situation particulière. On est frappé d’entendre ces vies effacées. Comment êtes-vous passé du témoignage à la poésie?

 

 

Pendant ces trois année­s, entre 2001 et 2003, je n’ai pris aucune note. Je voulais vivre avec eux, tout partager. A un moment, il ne m’a plus été possible de continuer, j’étais trop divisé: d’un côté le luxe, de l’autre l’illégalité et la privation totale, des mots mêmes. J’ai tout arrêté. J’ai trouvé la possibilité d’écrire cette expérience grâce à un vieil homme rencontré à Milan, devant un centre d’admission provisoire: il m’a parlé du destin éphémère des papillons, si semblable à celui des hommes, mais bien plus léger (cette rencontre figure dans le recueil, ndlr). Voilà comment raconter, me suis-je dit: en mélangeant l’expérience, la voix et l’histoire.

 

 

J’ai commencé à écrire avec, autour de moi, la radio italienne, la musique de différents pays, des images sur mes murs… Beaucoup ­d’interférences, donc, pour atteindre la plus grande clarté possible dans l’expression. Le recueil a été écrit dans cet ordre, j’entendais les voix de chaque personne l’une après l’autre.

 

 

En quelle langue communiquiez-vous?

 

 

Celle du silence surtout! Un peu d’italien, d’anglais, de français, d’arabe même, essentiellement pour plaisanter. Beaucoup de gestes, aussi. Ils étaient au courant de mon projet, mais leurs destins sont particuliers: la plupart ont quitté l’Italie pour le nord, deux ou trois ont lu le recueil, puis j’ai aussi perdu leur trace. Pour eux, c’était un important témoignage de leur souffrance.

 

 

Cela fait quinze ans à présent que vous avez vécu cette expérience… Qu’est-ce qui a changé?

 

 En 1991 accostait en Italie le premier bateau de réfugiés, des Albanais. Quand j’ai écrit La Rive opposée, l’immigration était le problème de l’Italie. Aujourd’hui, c’est celui de l’Europe. Le vrai problème, c’est qu’on n’a rien compris.

 

 

Vos projets d’écriture comportent tous cette forte dimension sociale, humaine.

 

 

C’est un engagement nécessaire pour se comprendre, sortir de l’égoïsme du créateur. Il est facile de voir le côté solaire du monde. Mais il faut aussi traduire ses zones plus obscures, dialoguer avec lui. Et le public n’est pas passif. Depuis que j’ai décidé d’écrire, je parle de personnes qui sont en quête de leur identité. Pour moi, elle est fluide et n’existe pas vraiment. «Que suis-je?», se demande le jeune Thomas dans le recueil. Que suis-je, loin de chez moi, dans une langue étrangère, tombé hors de la vie?

 

 

«Je suis tombé hors de ma vie» est d’ailleurs le titre de vos projets d’écriture dans les prisons et les hôpitaux. Pouvez-vous nous en dire plus?

 

 

En prison, nous voulions organiser un laboratoire d’écriture créative, mais nous avons d’abord dû alphabétiser les détenus, puis leur donner un aperçu sur la poésie et la littérature. C’était difficile. De plus, les autorités italiennes nous voyaient comme de gentils hippies pleins de bonnes idées… ça a pris du temps, mais ça fait maintenant deux ans que le projet continue avec divers poètes. Nous voulons donner aux détenus la maîtrise que peut apporter l’écrit. Une minorité a continué à écrire et certains ont même publié.

 

 

Enfin, je suis coorganisateur d’un festival qui programme des événements toute l’année, notamment dans des écoles et hôpitaux. Le projet «Leggere con cura» (lire avec soin) a été créé comme une réconciliation avec la maladie. Elle est une dimension étrange où cesse la normalité, qui induit la peur et d’autres états; elle aussi est un exil, une désertification de la vie. Nous voulons donner aux patients un horizon différent, et la possibilité de parler de la douleur. On a créé des cartes postales avec des poèmes, distribuées en tant que «posologies poétiques», ou «caresses poétiques». Un geste pour reconstruire une intimité et une normalité, trouver une complicité avec la maladie et la vie au-dehors. 60 000 cartes ont été données dans trois hôpitaux à Lugano, Milan et Leco (avec notamment des poèmes de Fabio Pusterla, Giovanni Orelli, Alberto Nessi, Yari Bernasconi, Prisca Agustoni, Tommaso Soldini ou Pierre Lepori, ndlr).

 

 

Quel sens a l’écriture poétique dans votre engagement?

 

 

La poésie est un moyen de communiquer différemment. Elle ne parle pas la langue du quotidien, ce n’est pas un récit. C’est une idée du langage comme trace ou métaphore. Elle permet d’évoquer. J’ai ainsi voulu rendre leur noblesse aux histoires des migrants, sans utiliser la langue des médias ni la prose. «Les limites de ma langue sont les limites de mon monde», écrivait Wittgenstein: l’écriture peut ouvrir des horizons, accompagner là où on n’imaginait jamais pouvoir aller. C’était très clair pour les détenus, qui sont aussi hors de leur vie par manque de mots et de compréhension.

 

1) Rencontres à Bibliomedia, 34 rue César-Roux, Lausanne: ve 16 mars 2018, 14-17h: «Quand les mots font le lien», discussion avec Fabiano Alborghetti et Ruth Fassbind (projet «Willkommen/Bienvenue»); 19h: lecture bilingue de L’opposta riva / La rive opposée par Fabiano Alborghetti et Pascal Cottin. Di 18 mars, 13h30: dans le cadre du marché des éditeurs de poésie, table ronde «Poésie et exil», avec Fabiano Alborghetti et Marina Skalova;15h: «Les pays invisibles», lecture bilingue de Nouveaux jours de poussière par Yari Bernasconi et Anita Rochedy (Ed, d’en bas/CTL/SPS, 2018). ­­­bibliomedia.ch)

 

2) Fabiano Alborghetti, L’opposta riva / La Rive opposée (dix ans plus tard), tr. de l’italien par Thierry Gillybœuf, Ed. d’en Bas, 2018, 168 pp.

www.fabianoalborghetti.ch

 

 


 

 

L’exil en mots et en photos

 

Depuis 2016, la photographe Nadège Abadie et l’auteure et traductrice Marina Skalova proposent des ateliers artistiques à des personnes exilées en Suisse. L’exposition «Silences de l’exil» présente les œuvres littéraires et visuelles créées à partir de ces rencontres. Un événement interdisiplinaire qui questionne la migration à travers la langue et l’image, pour faire entendre des trajectoires souvent muettes. CO

 

 

Vernissage ve 16 mars à 18h, à voir jusqu’au 29 mars. Bibliomedia Suisse, César-Roux 34, Lausanne. silencesdelexil.net

 

 

https://lecourrier.ch/2018/03/09/ecrire-entre-deux-rives/