«Que serait une poésie capitaliste?»

L’Islandais Andri Snær Magnason, candidat à l’élection présidentielle en juin dernier, est l’auteur d’une œuvre où engagement rime avec poésie et fantaisie. Entretien avant sa venue en Suisse.

 

Imagination folle, irrévérence et poésie n’excluent ni l’engagement ni le sérieux des sujets. Son recueil Bónusljóð (Poèmes de supermarché) en est la preuve, qui offre une radiographie tranchante de notre relation aux chaînes de supermarché. Derrière l’humour, c’est la société de consommation et ses nouveaux dieux – les marques – qui sont visés, tandis qu’on parcourt les rayons en suivant les cercles imaginés par Dante. On a pu déguster au printemps ces «poèmes discount», parus en version bilingue aux Editions d’En bas (notre article du 17 juin dernier). Ce week-end, c’est Andri Snær Magnason himself qu’on pourra rencontrer: l’écrivain islandais interviendra samedi lors de la grande fête des 40 ans d’En bas, et dimanche à Genève au festival Poésie en Ville.1

Poète, dramaturge, nouvelliste et essayiste (Dreamland, ­devenu un film documentaire), Andri Snær Magnason a également écrit des livres jeunesse (Les Enfants de la planète bleue, Gallimard, 2003), et un premier roman distingué cette année en France par le Grand prix de l’imaginaire (LoveStar, Ed. ­Zulma, 2015). Son œuvre est ­traduite ou jouée dans une ­trentaine de pays. Interview.

 

Sorti en Islande en 1999, Poèmes de supermarché s’est vendu à 25 000 exemplaires! Il a été réédité en 2003 avec 33% de poèmes en plus… Quelle est sa genèse?

Andri Snær Magnason: Je faisais mes courses chez Bónus, chaîne qui vend du coca Bónus, du jambon Bónus, des jus Bónus... Pourquoi pas des poèmes Bónus, avec ce même emballage de cochon-tirelire rose sur fond jaune? J’ai alors perçu le lien avec la Divine Comédie et ses trois cercles, le paradis au rayon fruits, l’enfer à la boucherie, le purgatoire aux produits de nettoyage. Je pensais que c’était un manque de goût d’écrire sur un lieu tellement anti-poétique. Mais le supermarché a été d’accord de me publier et de me vendre. J’ai passé avec lui un contrat similaire à celui qui le lie aux producteurs de jus de fruit, où j’endossais l’entière responsabilité pour les éventuels dommages causés par la consommation de mon produit.

 

La poésie, d’habitude confidentielle, devient un produit de consommation à grande échelle... Un paradoxe?

Oui, j’en ai vendu des centaines de kilos! Les poètes se plaignent beaucoup du fait qu’ils vendent très peu et sont en effet dans une sorte de paradoxe, rejetant le marché tout y pensant sans cesse. Ils sont supposés être les derniers résistants à se dresser contre le marché, figures saintes encore non consumées par lui. Il y avait donc, d’une part, cet acte ironique de me vendre, mais aussi l’idée que les gens ont ­besoin de poésie partout, même dans les lieux les plus prosaïques. Elle transforme l’environnement et la manière dont on le regarde.

 

Vous avez étudié l’histoire de la poésie traditionnelle islandaise. Vous a-t-elle influencé?

L’Islande n’avait pas les moyens de construire de grands châteaux, elle n’a pas produit de grande peinture, etc. Tous les efforts artistiques sont allés dans le langage et la poésie, c’est notre ADN. La poésie était partout, traduisant et accompagnant chaque domaine de la vie. Aujourd’hui, nous devons réclamer ces espaces poétiques perdus, elle doit réinvestir les lieux communs, banals. Je voulais ainsi amener de la grande poésie bon marché au public, dans un supermarché.

 

Quel est la dimension politique de votre démarche?

J’interroge les pouvoirs d’aujourd’hui. Après une littérature liée au romantisme ou au réalisme socialiste, de quoi aurait l’air le réalisme capitaliste? Que serait une poésie de consommateurs? Des poèmes au service du marché? Ils devraient être brefs, compréhensibles par tous, stimuler la croissance et promouvoir la consommation!

 

Vos essais ou fictions s’emparent de sujets brûlants. Vous-même êtes militant écologiste. Y a-t-il une nécessité pour vous d’aborder ces enjeux de manière littéraire?

Oui, il y a une urgence derrière tous mes livres. Tous parlent du monde, de différentes manières, cherchant de nouveaux angles pour le comprendre. Dans ­LoveStar, il est question de la ­société digitale; dans l’essai Dreamland, j’analyse l’idéologie embusquée derrière la destruction des Highlands islandais. Dans le livre pour enfants The Blue Planet (adapté au théâtre et traduit en vingt-six langues, ndlr), je me demande ce que signifie être un citoyen global. Avec les enfants, il est possible de retourner aux questions essentielles.

L’activisme influence bien sûr le choix de mes sujets, mais les livres ne doivent pas être porteurs d’un message ni donner de leçons. Je privilégie la manière ludique et poétique, mêlant plusieurs niveaux de discours. Je suis inspiré par des écrivains comme Vonnegut, Calvino, Boulgakov, Orwell.

 

En avril dernier, vous avez annoncé être candidat à l’élection présidentielle de juin. Pourquoi?

Il arrive un moment où lire et réfléchir ne suffisent plus, il faut se confronter concrètement à la politique. Après le krach financier, l’Islande va à nouveau plutôt bien, grâce notamment au tourisme. Beaucoup veulent que la voix des écologistes soit plus forte, afin de mettre des projets à l’agenda. En Islande, c’est surtout le premier ministre qui gouverne, le président a davantage un pouvoir symbolique, représentatif – c’est un peu comme élire un roi (rires).

Je trouvais que c’était une plateforme intéressante pour créer des connexions, une sorte de think tank pour le futur. Je voulais pour ma part fonder un parc national dans les Highlands, menacés par un barrage gigantesque et des usines d’aluminium – un projet qui fait d’ailleurs son chemin –, élaborer une nouvelle Constitution sur la base de débats avec la société civile, et défendre l’apprentissage de la langue chez les enfants. J’ai reçu 14% des voix, et 25% à Reykjavik. C’était une bonne ­expérience!

1. Sa 1er octobre 2016 à 20h30, 18 rue Saint-Martin, Lausanne, www.enbas.net; di 2 octobre 2016 à 15h à Poésie en Ville, Bains des Pâquis, Genève, www.poesienville.ch

Andri Snær Magnason, Poèmes de supermarché, éd. bilingue, trad. de l’islandais par Walter Rosselli avec la collaboration et une postface d’Eric Boury, Ed. d’En bas, 2016, 107 pp. www.andrimagnason.com

 

http://www.lecourrier.ch/142891/que_serait_une_poesie_capitaliste

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