Libres échanges

Entre 1942 et 1979, Corinna Bille et Maurice Chappaz s’échangèrent près de 700 lettres aujourd’hui publiées chez Zoé. Jérôme Meizoz évoque cette plongée fantastique dans leur vie amoureuse et littéraire.

Corinna Bille et Maurice Chappaz à Geesch, 1943. ALS (BERNE) / ED. ZOE

Amoureuse, littéraire, voyageuse, conjugale, amicale: la correspondance entre Corinna Bille (1912-1979) et Maurice Chappaz (1916-2009) est tout cela. Aussi passionnant qu’émouvant, leur échange éclaire en près de 700 lettres les différentes facettes de leur relation placée sous les auspices d’une quête exigeante de liberté – condition indispensable à toute création littéraire. Mariés, trois enfants, ils ont choisi de ne pas vivre ensemble. Au-delà des crises inévitables, c’est la constance de leur affection qui frappe dans Jours fastes, au fil de ces trente-sept ans de vie partagée: chaque missive est aussi l’occasion de réaffirmer la force du lien amoureux. La distance et la liberté que chacun a su préserver sont ainsi le ferment d’une relation qui n’a cessé d’alimenter sa part de rêve, tout en ne faisant pas l’impasse sur les contingences du quotidien. On y découvre également la force du compagnonnage littéraire entre ces deux grandes figures des lettres suisses.

 

Accompagnée par les précieuses annotations de ­Pierre-François Mettan, professeur au Collège de Saint-Maurice, cette correspondance voit le jour après douze années de travail d’une petite équipe sous la direction de Jérôme Meizoz, écrivain, professeur à l’université de Lausanne et auteur du récent La Littérature en personne – sur les rapports entre auteurs et médias. Entretien.

 

 

 

Parlez-nous de la genèse de cet impressionnant volume.

 

Jérôme Meizoz: Le projet est né à l’instigation de Maurice Chappaz lui-même, en 2004: nous venions de travailler ensemble sur un livre d’entretiens, A-Dieu-Vat! (Ed. Monographic, 2003, ndlr), quand il m’a demandé d’aller prospecter dans son fonds déposé aux Archives littéraires à Berne. Il voulait savoir ce qui était publiable ou non. Ce qui le touchait le plus était sa correspondance avec Corinna Bille, et il nous a chargés de réaliser cette édition. Il s’est révélé un interlocuteur très précieux jusqu’à sa mort en 2009. Nous lui envoyions des listes de questions sur des noms, des personnes, des dates, et il nous a aidés à clarifier de nombreux points.

 

Il s’est donc replongé dans ces lettres, que son cousin Fabrice Filliez avait commencé à transcrire et qu’il relisait au fur et à mesure. C’était d’abord un énorme travail de transcription. Nous les avons publiées dans leur intégralité – hormis quelques cartes postales. Quand Chappaz est décédé, nous avions travaillé sur les six premières années – les plus difficiles, car fondatrices.

 

 

 

Ce sont en effet les années où se forge leur lien, ancré dès le début dans un esprit très chevaleresque où Bille est la «Princesse de Tripoli»... Dans quelle mesure les lettres ont-elles contribué à façonner leur amour de façon presque idéalisée?

 

– Ils ont inventé une distance amoureuse qui permettait de considérer l’autre sous une forme à demi imaginaire, d’en faire une figure littéraire à qui l’on s’adresse par écrit. Ils se sont ainsi construit une vie en parallèle à la vie réelle très ordinaire. C’est aussi ce qui fait le sel de ces lettres. Elles ne sont jamais coupées du quotidien et de ses détails pratiques, et il y a en parallèle comme un deuxième «couloir», cette autre vie plus élevée, cet amour absolu.

 

 

 

Pour une femme, dans le Valais catholique des années 1950, ce choix de vie est très courageux. Pourtant, Corinna Bille ne thématise jamais ces questions.

 

– En effet, elle n’a pas de discours féministe construit. Elle ne s’intéressait d’ailleurs guère à la politique et quand elle parle du féminisme, c’est sans réel intérêt. Elle n’a pas été de cette génération marquée par Simone de Beauvoir et reste éloignée de sa contemporaine Iris von Roten qui s’est battue pour le droit de vote des femmes. Si Bille a développé une conscience féministe, c’est pour préserver son projet d’écriture: ce qui lui importait, c’était d’avoir une chambre à soi au sens de Virginia Woolf, un espace où être seule et écrire. Elle était d’accord pour le mariage et les enfants, mais à cette condition uniquement. Chappaz va le lui offrir: ils se jurent de s’accorder mutuellement le droit d’écrire et de réaliser une œuvre. Lui-même a besoin de solitude, il marche et voyage sans cesse, dans une sorte de «folie ambulatoire».

 

Corinna Bille assumera une double tâche dès l’arrivée des enfants – l’asymétrie entre homme et femme se renforçant alors, comme toujours. Mais cette manière de vivre à distance a malgré tout été une conquête pour elle. Chappaz paye ses voyages, elle fait de longs séjours dans le sud de la France et au Tessin.

 

 

 

Chappaz refusait tout «métier utile» pour rester disponible à l’écriture. Mais ils avaient la chance d’être soutenus par leurs familles, aisées.

 

– C’est vrai, c’était une garantie, même s’ils ont énormément travaillé et vécu chichement. Quand ils se rencontrent, Corinna est encore mariée. Leurs proches sont réticents, surtout les pères – qui feront tout pour organiser la suite au mieux après la naissance du premier enfant. Le peintre Edmond Bille avait d’ailleurs eu cette remarque en donnant à sa fille l’une des lettres de Maurice: «Tu n’es ni Mademoiselle, ni Corinna, ni Bille», lui rappelant son nom officiel, Mme Stéphanie Geymond... Corinna accouche de son fils seule à Lausanne, en 1944, et n’épousera Maurice qu’en 1947.

 

 

 

Comment vit-elle sa solitude de jeune mère?

 

– Elle est heureuse et n’abandonne ni l’écriture ni les sorties culturelles malgré son manque de moyens. Ces lettres sont précieuses car elles permettent aussi d’écrire la petite histoire des gens ordinaires, de saisir ce qu’on pouvait éprouver et croire dans ces années-là. Il y a le rapport à la vigne, au travail, à la famille, la place de la théologie catholique dans l’organisation de l’imaginaire. On découvre l’importance du cinéma pour l’un et l’autre. Leur correspondance offre aussi un regard privilégié sur la vie culturelle et littéraire de Suisse romande des années 1940 à 1970, sur ses œuvres et ses représentants, écrivains, artistes, éditeurs, journalistes...

 

 

 

On y parle de la chasse au lynx, de retour en Valais, mais rien sur la guerre ni sur les luttes sociales qui ont suivi (droit de vote des femmes, AVS) ou sur Mai 68...

 

– C’est vrai. Il y a d’abord à cela une explication culturelle. Les femmes n’ont pas le droit de vote avant 1971: les hommes parlent peu de politique avec elles, puisqu’elles en sont exclues d’emblée. A Paris en Mai 68, Maurice Chappaz commente les événements dans des lettres à Jean-Marc Lovay, pas à Corinna. Peut-être en parlaient-ils de vive voix? La correspondance laisse beaucoup de sujets dans l’ombre, ce qui ne signifie pas qu’ils ne sont pas abordés oralement. Reste, pour les  lettres, tout ce qui doit être écrit: l’amour, l’organisation pratique, les commentaires sur les textes, les tractations littéraires.

 

 

 

De ce point de vue, Chappaz joue souvent pour Bille le rôle d’agent. Ils se conseillent, se soutiennent, se lisent. Il est frappant de constater qu’il n’existe entre eux aucune rivalité littéraire.

 

– C’est vrai, c’est un soutien inconditionnel. Peut-être parce qu’ils écrivaient des choses très différentes? Pendant presque trente ans, Chappaz était perçu avant tout comme un poète; son public était restreint mais il jouissait d’une grande estime. Bille a publié son premier livre avant lui, dès 1939, et sa prose a davantage d’audience – les nouvelles et bientôt Théoda, son premier roman, paru en 1944.

 

 

 

Dans quelle mesure être édités par Bertil Galland a-t-il contribué à faire connaître leur travail?

 

– Galland les a suivis dès la fin des années 1960 et a donné à leur œuvre une cohérence éditoriale. Il a su leur trouver une audience en France, grâce à laquelle Bille a reçu la bourse Goncourt de la nouvelle en 1975, et Chappaz celle de la poésie en 1997. Bille est davantage tournée vers la France et sa littérature – elle a vécu deux ans à Paris dans les années 1930. Pour Chappaz, la capitale reste lointaine, exotique; il est attaché aux lieux naturels, du Valais au Tibet.

 

 

 

Que signifient les longues périodes sans lettres, ou ponctuées de rares missives?

 

– Difficile à dire. Parfois, c’est parce qu’ils se voient plus souvent; l’usage du téléphone devient aussi plus aisé. Il n’est pas exclu non plus que certaines lettres aient été perdues.

 

 

 

La correspondance s’amenuise aussi après la mention par Corinna d’une certaine Lucienne...

 

– On devine entre les lignes les infidélités de l’époux. Il y a quelques lettres de crise, où Corinna est très en colère. Et puis cette allusion à une Lucienne, en 1962, une relation qui a l’air plus importante et qui l’a blessée. De son côté, elle ne renonce pas à des liaisons. Chappaz serait malvenu de protester... Il exprime en revanche son besoin d’elle et se montre souvent très abandonnique. Bille raconte son histoire avec un pêcheur dans le roman Œil-de-mer qui paraîtra après sa mort, en 1989, à l’initiative de Chappaz. Ce qu’ils se sont promis ne sera jamais détruit par leurs écarts conjugaux. Maurice Chappaz parle de «foi» en leur amour, qui se situe à un autre niveau. Son discours est imprégné de catholicisme: la faiblesse du pécheur est réelle, mais s’il garde la foi il sera pardonné.

 

 

 

Leurs dernières lettres sont rayonnantes et rappellent l’élan des débuts...

 

– Les enfants sont grands, Bille et Chappaz retrouvent une liberté et peuvent enfin s’ouvrir au monde. Elle va plusieurs fois en Afrique, lui en Orient, et leurs lettres de voyage font véritablement décoller cette correspondance. En Afrique, Bille retrouve avec bonheur une société rurale qui lui rappelle le Chandolin de sa jeunesse, mais fait preuve d’une incroyable naïveté quand elle demande à Maurice s’ils ne pourraient pas faire venir un boy en Suisse pour qu’il travaille à leur service!

 

 

 

Le fonds Chappaz recèle-t-il d’autres correspondances encore inédites?

 

        Oui, il resterait entre autres à défricher celle avec Philippe Jaccottet. Mais plusieurs échanges ont déjà été publiés, notamment avec Gustave Roud. Dans sa solitude nomade, Chappaz écrivait des lettres de manière presque obsessionnelle. Pour lui, c’est une sorte de journal intime adressé, et il écrit différemment selon ses interlocuteurs. Quant à Corinna Bille, elle a écrit toute sa vie à des amies de jeunesse des lettres très personnelles qui sont de précieuses sources d’information.

 

 

Corinna Bille, Maurice Chappaz, Jours fastes. Correspondance 1942-1979, Ed. Zoé, 2016, 1200 pp.

 

Edition établie et annotée par Pierre-François Mettan, avec la collaboration de Céline Cerny, Fabrice Filliez et Marie-Laure König, sous la direction de Jérôme Meizoz.

 

 

 

Le Valais de Maurice Chappaz

 

 

Zoé réédite en poche deux textes majeurs de Maurice Chappaz, qui transformeront la perception des Alpes dans l’imaginaire collectif. «Je séjourne là où le monde a ses bornes salées de solitude», écrit Maurice Chappaz dans Le Testament du Haut-Rhône (1953), qu’il a mis dix ans à mûrir et qui marque les débuts de sa prose poétique. D’une facture quasi virgilienne – Chappaz a d’ailleurs traduit le poète latin –, ce texte aux images vibrantes évoque son rapport à la nature et à un paysage valaisan menacé par le développement.

 

En 1976, dans un tout autre registre, il publie Les Maquereaux des cimes blanches: trente textes à l’ironie cinglante où il épingle la «mafia» valaisanne qui a entrepris de brader les Alpes aux promoteurs. Puissante, poétique, insurrectionnelle, sa prose devient une arme au service de son combat pour préserver la montagne des appétits des hommes et de leur bétonnage irréfléchi. Un engagement qui fera de Chappaz un personnage public. Ne résistons pas au plaisir de citer le court «Engagez-vous dans mon parti»: «J’aurais opposé à tout le grand refus, j’aurais assassiné pacifiquement cette ville rien que pour retrouver tout ce que me dit le parfum des poussières de foin dans cette grange pour bestiaux dans l’ancien Pré de foire. Les troupeaux d’hommes sans les troupeaux de bêtes perdront leurs corps, pâtureront dans les asiles noirs. L’odeur des menthes, poivres et rêves, vous vous souvenez? Rien que pour ça les barricades.»     APD

 

 

 http://www.lecourrier.ch/138092/corinna_bille_maurice_chappaz_libres_echanges

En lien avec cet article: http://www.lecourrier.ch/138044/les_affinites_electives

 

Maurice Chappaz, Testament du Haut-Rhône, suivi de Les Maquereaux des cimes blanches, Ed. Zoé Poche, 2016, 120 pp.