«En Israël les grandes valeurs sont devenues des clichés»

Auteur culte de la nouvelle génération israélienne Etgar Keret cisèle des «textes-clips» drôles et cruels libres et impertinents pour toucher les lecteurs et réveiller l`espoir dans un pays où dominent le cynisme et la peur. Entretien.

 

Des petits textes absurdes et incisifs des saynètes pleines d`imagination et d`impertinence enfantine qui mêlent humour et cruauté pour dire que tout espoir n`est pas perdu que certaines valeurs demeurent malgré tout et permettent de tenir debout. Crise d`asthme son dernier ouvrage est un recueil de très courtes nouvelles qui réinventent le genre (lire Le Courrier du 11 janvier 2003). La jeune génération israélienne s`est reconnue dans sa sensibilité tragi-comique et son art du récit. Elle a fait d`Etgar Keret un auteur culte. Ce romancier né en 1967 à Tel-Aviv - «la ville la plus ouverte d`Israël» - affectionne la forme courte et l`utilise pour aller droit au but: toucher directement au coeuur et rendre leur sens à certaines valeurs. Etgar Keret est aussi auteur de scénarios de BD de courts et longs métrages réalisateur (son Skin Deep a reçu l`Oscar israélien) et enseignant de cinéma à l`université de Tel-Aviv. Entretien.

 

Ariel Sharon a été réélu le processus de paix est au point mort... Pensez-vous que les intellectuels peuvent avoir une influence sur l`opinion publique? 

Etgar Keret: Dans les cercles littéraires les écrivains aiment penser qu`ils peuvent changer le monde. Mais c`est le rôle des politiciens et notre opinion a un effet limité. La liberté d`expression est totale en Israël mais les gens n`écoutent plus parce qu`ils sont humains: ils ont perdu trop de proches. Notre société est en dépression: comme pour une personne dépressive on a beau lui dire qu`elle devrait se prendre en main cela ne change rien. La peur règne et la plupart des gens considèrent que des valeurs comme l`empathie ou l`humanité sont un luxe qu`il faut de l`argent et une vie meilleure pour se les permettre... Mes livres touchent justement parce qu`ils parlent de l`empathie de l`humanité tous ces mots qui ont peu à peu perdu leur sens. Ceux qui se reconnaissent dans mes histoires qu`ils soient de gauche ou des colons sont des gens qui ont encore de l`espoir. Si j`ai un certain impact c`est donc d`une manière indirecte: pour rappeler que l`espoir est possible qu`on peut se permettre de rêver.

Existe-t-il des mouvements d`artistes ou d`intellectuels qui agissent contre la guerre?

- Il y a beaucoup de mouvements toutes sortes d`actions. Des femmes vont aux checkpoints pour inspecter ce qui se passe et s`assurer qu`il n`y ait pas d`agressions contre des civils. Des gens essayent d`acheminer de la nourriture dans les territoires occupés. Mais quand le discours est si violent ces choses positives sont comme un chuchotement face à un cri.

Comment expliquez-vous le succès d`Ariel Sharon? 

- Le conflit entre gauche et droite en Israël est un conflit entre optimisme et pessimisme. La gauche est en plein rêve de paix; la droite dit que la vie c`est de la merde et que cela ne peut pas aller mieux. Les gens l`ont cru et la droite a gagné aux élections. Mais depuis que Sharon est premier ministre leur vie n`a fait qu`empirer. Il a mené le pays tellement bas qu`ils ne peuvent plus imaginer que quelque chose d`autre soi possible. Ils sont en plein désespoir et forcément cyniques. Dans ce contexte Sharon incarne alors le réalisme: puisque le pays ne peut qu`aller plus mal il lui faut quelqu'un qui ralentisse cette chute! C`est une vision à court terme mais ceux qui voient les choses à plus long terme sont accusés d`être des rêveurs. Arafat et Sharon se méritent. Ils sont dans une dynamique de conflit qui est aussi personnelle et appartiennent à une autre époque. Ce que je vais dire est peut-être cynique mais tous ceux qui voulaient la paix sont morts. Si Sharon et Arafat sont encore vivants cela démontre qu`ils n`étaient pas prêts à tout sacrifier pour la paix.

Avez-vous des contacts avec les intellectuels palestiniens?

- Oui. Je travaille actuellement avec un écrivain palestinien originaire du Liban qui vit à Londres. Nous nous sommes rencontrés à Zürich. Nous écrivons un roman ensemble: il rédige une partie moi l`autre. Beaucoup de Juifs et de Palestiniens seront surpris de lire la prose de «l`autre côté». Ils réaliseront peut-être que nous sommes pareils... Mais il n`est pas facile de se rencontrer en Israël: c`est trop dangereux pour moi d`aller à Ramallah par exemple. De nombreux intellectuels veulent un changement et souhaitent un meilleur gouvernement mais il est difficile d`avoir une opposition en Palestine: elle est aussitôt accusée d`être pro-Sharon. 

Dans Crise d'asthme vous mettez en scène des situations absurdes très épurées et minimalistes qui ne parlent pas explicitement de politique. 

- Les grandes vérités sont bien connues: la violence est mauvaise il ne faut pas tuer mais aimer etc. Elles deviennent des clichés. Les gens sont habitués à ce genre de discours et le contexte israélien ne permet plus de les entendre. Pour la plupart ils éteignent le poste lorsqu`ils voient un intellectuel de gauche à la TV. Il n`y a rien de nouveau à dire. Pour raconter des histoires qui parviennent encore à toucher il faut feinter comme au football: trouver des astuces pour atteindre le but pour se tailler une brèche et passer à travers la défense.

Est-ce pour cela que vos textes sont très courts incisifs? 

- La forme courte est due à mon tempérament impatient. C`est aussi l`idée d`aller droit au but. En Israël comme vous êtes continuellement en danger il faut être précis et dire ce que vous avez à dire sans détours ou longues explications. J`aime ça.

 

Etgar Keres, Crise d`asthme, traduit de l`hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech éd. Actes Sud 2002 210 pp.

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