«La fiction est perçue comme une menace»

Loin des feux médiatiques de la rentrée littéraire, Christian Salmon, directeur de l'ex-Parlement international des écrivains, choisit l'invisibilité pour mieux résister à l'uniformisation du langage et de la pensée. Entretien.

 

Comme chaque année, la rentrée littéraire française inonde les librairies. Parmi les centaines d'ouvrages proposés au lecteur, quelques noms surtout retiendront son attention: ceux qui se seront frayé un passage jusqu'aux lumières des plateaux TV ou dans les colonnes des journaux. Mais pour l'écrivain français Christian Salmon, directeur de l'ex-Parlement international des écrivains (PIE), ces Beigbeder, Sollers et autres Finkielkraut sont «des agents du système médiatique».

Ils «ne cherchent plus la légitimité dans les institutions du savoir mais sur la place publique et dans les médias, avec les techniques habituelles du marketing. Leur activité n'a évidemment plus rien à voir avec la pensée, la réflexion, l'art, mais en occupe, en marque la place, comme une pierre tombale», dit-il dans Devenir minoritaire, recueil d'entretiens avec le journaliste allemand Joseph Hanimann[1] Christian Salmon y explique pourquoi le PIE, réseau d'écrivains fondé en 1993 suite à la fatwa lancée contre Salman Rushdie, s'est auto-dissout au printemps dernier. Il réfléchit également sur le rôle de l'écrivain et de la fiction dans un monde au langage de plus en plus uniformisé par le pouvoir et les médias. Entretien avec un auteur qui revendique l'invisibilité.

 

Pourquoi avez-vous décidé de la dissolution du PIE?

Christian Salmon: Après notre voyage en Palestine au printemps 2002[2], plusieurs de nos soutiens, comme la Commission européenne et le Ministère de la culture français, nous ont brusquement retiré leur subvention. Nous en avons profité pour chercher un mode de fonctionnement plus indépendant et autofinancé, mais aussi pour changer de nom et de structure. Notre intention est de revenir à ce qui fonde la communauté internationale des auteurs: un engagement concret, la solidarité. Nous allons développer et renforcer le réseau des Villes Refuges, une trentaine de villes en Europe et en Amérique qui accueillent des auteurs menacés, en exil ou persécutés; développer également notre site Internet et Autodafé [3], revue annuelle qui publie en huit langues essais et textes inédits. Nous organiserons des rencontres régulières entre écrivains, mais dans l'idée d'élaborer une structure d'écoute plutôt que de prise de parole. Nous avons besoin de soutiens nouveaux et désintéressés de la part d'individus, de villes, d'Etats, pour jeter les bases de cette nouvelle communauté internationale d'écrivains.

Dans le dernier numéro d'Autodafé, plusieurs auteurs montrent que la guerre en Irak s'est préparée en amputant d'abord le langage, en faisant taire la multiplicité des interprétations. Qu'est-ce qui a fondamentalement changé depuis le 11 septembre?

– Le 11 septembre marque la fin du récit américain. Jusque-là, les Etats-Unis restaient le Grand Récit du XXe siècle, l'horizon narratif qui attirait tous les émigrés du monde. La chute des Twin Towers est le symptôme d'une crise narrative: les Etats-Unis ne portent plus cet espoir. Les intégrismes islamiste et américain se sont croisés: le monde qu'on nous donne à lire aujourd'hui est divisé entre bons et méchants, civilisation et barbarie, Bien et Mal. L'appauvrissement du langage déstructure l'esprit et la culture. La tâche des artistes est d'être attentif à cette transformation de la langue, et de lutter pour défendre la pluralité et ré-imaginer le monde. Il s'agit aussi de faire entendre les voix inaudibles, marginalisées ou réprimées des continents émergents et des cultures minoritaires. Mais la fiction, qui crée d'autres univers et ébauche d'autres types de relations, est souvent perçue comme une menace.

Comment les médias participent-ils à cet appauvrissement du langage?

– La «novlangue» des média démasque leur politique. Ils ne sont plus des outils d'interprétation, mais des acteurs de l'acculturation en cours, qui agissent par répétition et par amnésie. Leur but est de produire de l'audimat: c'est-à-dire de l'adhésion et non de la critique, de l'émotion et non de l'éducation. On diffuse en boucle des images des Twin Towers qui s'effondrent: l'effet de sidération créé interdit toute pensée et toute question. Et puis on passe à autre chose. On vit dans un quotidien haché qui crée de la sidération et détruit les espaces critiques. Hannah Arendt définissait le sujet idéal du totalitarisme comme l'homme pour qui la distinction entre fait et fiction et entre vrai et faux n'existe plus. Les shows de TV-réalité reflètent bien ce programme de notre société. Depuis le 11 septembre, nous sommes dans un monde de rumeurs et d'incertitudes, où le discours du pouvoir et des médias, présenté comme la Vérité, se révèle manipulation. Les auteurs de l'attentat ont atteint leur but: fabriquer de la désorientation. Les écrivains doivent chercher de nouveaux outils pour réagir, hors du système médiatique qui transforme toute expérience réelle en fausse réalité, en fantôme.

Est-ce une nouvelle forme de censure, sous couvert de liberté d'expression et de démocratie?

– La censure bureaucratique totalitaire interdisait, retranchait, cachait. Aujourd'hui, la censure opère de manière inverse, en inondant: c'est une ex-censure qui sature l'espace des mêmes images, des mêmes histoires... On ne cherche plus à interdire des énoncés idéologiques, on noie les consciences! Dans Autodafé, Victor Pelevine présente le fait de débrancher sa télévision comme son «apport héroïque à la cause de la résistance intellectuelle mondiale». Le moment est venu de se poser ces questions.

Mais en choisissant de rester dans l'ombre, comment votre voix pourra-t-elle se faire entendre?

– C'est le paradoxe de cette lutte. Pour combattre l'aspect fantomatique et virtuel créé par les médias, on ne peut que rester imperceptible. La parole de l'écrivain est complexe, contradictoire. Peut-elle se faire entendre dans les médias? Il s'agit pour nous de créer d'autres acoustiques, d'autres sortes d'échanges. C'est une question de «survie intellectuelle», comme le dit le dernier numéro d'Autodafé. C'est pourquoi nous revendiquons invisibilité et anonymat: nous ne voulons plus être un Parlement virtuel de grands noms de la littérature, mais un réseau de voix plurielles, invisibles, libres.

Que pensez-vous alors de la rentrée littéraire française?

– Elle trahit les liens de connivence entre ceux qui écrivent, les éditeurs, les critiques, le jury des prix: ce sont les mêmes personnes. On trouve de bons auteurs dans les traductions (Don de Lillo, Lobo Antunes, Mc Ewan), mais la littérature française est en chute libre pour ces raisons de copinage et de collusion d'intérêts. L'appauvrissement de la fiction en France tient aussi beaucoup à la centralisation: la littérature est liée à Paris, à la «République des Lettres» et à une classe sociale où les récits ne prolifèrent pas. Mais ce n'est pas un drame. Une autre manière de contourner cet obstacle est de briser cette centralité en formant une vraie communauté des écrivains du monde entier. C'est un pari sur les marges, sur la vitalité des extrêmes et de la périphérie.

 

 [1]Christian Salmon et Joseph Hanimann, Devenir minoritaire. Pour une nouvelle politique de la littérature, éd. Denoël, 2003, 156 pp.

[2] Lire Le Courrier du 20 avril 2002.

[3] Autodafé. Un manuel de survie intellectuelle, n° 3/4, éd. Denoël, 2003, 371 pp. www.autodafe.org

 

L'ex-PIE se nomme maintenant INCA (International Network of Cities-Asylum). Pour soutenir le programme des Villes Refuges: Villes Refuges, 1 Allée Georges Leblanc, F-93300 Aubervilliers (chèque libellé à l'ordre de «Villes Refuges»).

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