Une voix originale chez les auteurs francophones

INTERVIEW - Matéi Visniec, auteur de théâtre d'origine roumaine vivant en France, était à Genève à l'occasion de la reprise de «La Femme comme champ de bataille» au théâtre du Crève-Coeur en octobre 2004. Rencontre.

 

Il se définit comme un «auteur roumain francophone», une sensibilité un peu différente dans le vaste choeur de la littérature française: une voix marquée par le grotesque et le fantastique venus d'Europe de l'Est. Né en 1956 en Roumanie, Matéi Visniec étudie l'histoire et la philosophie avant de commencer à écrire pour le théâtre. Il écrit une vingtaine de pièces entre 1977 et 1987, toutes interdites par la censure de Nicolae Ceausescu. Il demande alors l'asile politique en France, où il vit toujours et travaille à Radio France Internationale (RFI). Auteur prolifique, il rédige à présent en français, explorant une vaste gamme de genres où fantastique et onirisme côtoient réalisme et engagement.

Dans La Femme comme champ de bataille, créé au Théâtre du Crève-Coeur à Cologny au printemps dernier et repris cet automne, Matéi Visniec dénonce les viols de masse utilisés comme arme de guerre en Bosnie. A travers le face-à-face douloureux de Dorra, violée et enceinte, et de Kate, psychologue américaine qui veut à tout prix l'aider, il pose des questions essentielles, essayant toujours de «comprendre» pour dépasser la barbarie.

«Mon ambition est de provoquer une prise de conscience par une émotion forte», explique-t-il. Matéi Visniec est aujourd'hui l'auteur le plus joué dans son pays. Il parle de son travail, de l'écriture et de la guerre dans un français parfait et un peu chantant. Derrière ses lunettes, son regard doux se perd parfois dans le vague pour mieux trouver les mots justes. Rencontre avec un homme chaleureux et sensible qui veut «toucher au coeur».

 

Etre Roumain vous donnait-il une position idéale pour parler du conflit bosniaque dans La Femme comme champ de bataille?

Matéi Visniec: Oui, j'avais un regard à la fois extérieur et intérieur. La guerre se déroulait à la frontière roumaine. Je connais très bien la région, je sais aussi combien il est difficile de sortir du communisme, et je vis en France. En tant que journaliste à RFI, je recevais une quantité d'informations horribles qui me rendaient malade. J'avais envie de réagir. La révélation est venue quand j'ai entendu parler des viols de masse. Je voulais donner la parole aux femmes, et créer un dialogue Est-Ouest. Kate, la psychologue américaine, est bourrée de théories et de convictions. Mais tout ce qu'elle sait ne sert plus à rien devant le drame réel. Il ne reste que le dialogue, la tendresse, le temps accordé à l'autre, la capacité de s'impliquer personnellement jusqu'à la compréhension.

Vous montrez comment le viol détruit l'identité de Dorra. Mais elle décide finalement de garder l'enfant.

– C'est une métaphore. Il ne faut pas croire que Dorra s'en sort victorieuse: elle se propose simplement de voir si, au milieu de l'horreur, son enfant peut être «normal». Il s'agit d'essayer de transformer l'infamie en quelque chose de supportable. Elle essaie: l'optimisme est dans sa lutte. L'avenir n'a pas d'autre matière que l'horreur du présent. On ne peut pas construire sur un vide. On n'oublie jamais. Mais c'est aussi une situation paradoxale: juger tous les coupables prendrait des années et bloquerait la société. Il faut parfois accepter l'injustice pour accélérer la sortie du drame et continuer à vivre.

Comment voyez-vous l'avenir de la région?

– La blessure est loin d'être cicatrisée. Beaucoup de femmes cherchent encore des proches disparus. La guerre est finie, mais les causes qui l'ont déclenchée ne sont pas estompées: on a imposé la paix, elle n'est pas venue de l'intérieur. Aujourd'hui, l'avenir est dans la construction européenne. C'est le seul projet qui reste viable. Au lieu de penser à une Grande Serbie ou à une Grande Albanie, on regarde vers l'Europe qui apparaît comme un placebo, un espoir de panser les plaies et un modèle.

Votre manière d'écrire a-t-elle changé depuis que vous ne subissez plus la censure?

– La censure totalitaire d'Etat a harcelé et épuisé des milliers d'auteurs. D'autres ont trouvé un moyen de la contourner et ont triomphé par l'imagination. En Roumanie, j'ai pu publier des textes qui démolissaient le système: je trouvais des métaphores et des allégories impossibles à censurer, tout un registre codé dont le public avait la clé, mais que les censeurs ne pouvaient pas interdire. C'était une littérature onirique, fantastique, métaphorique – tout sauf le réalisme social. Mais mes pièces n'ont pas été montées car le pouvoir avait encore plus peur du théâtre, qui a une force extraordinaire: c'est un langage direct, devant un public vivant. Une simple mise en scène peut être contestataire.

»Quand j'ai débuté en France, mes pièces ont tout de suite été montées. Les metteurs en scène y ont vu une interrogation sur l'identité, une recherche de sens existentiel dans un monde à la dérive. Des thématiques pertinentes même au sein d'une démocratie libérale: dans le «monde libre», l'adversaire est seulement plus difficile à identifier.

Depuis 1992, vous écrivez en français et vous traduisez ensuite vos pièces en roumain. Qu'est-ce que cela signifie pour vous?

– Le français a porté mes pièces à l'étranger: elles ont pu être traduites en de nombreuses langues. La Roumanie est très francophile et je connaissais bien la littérature et la culture françaises. Depuis mon arrivée en France, je ne me suis jamais senti réfugié et n'ai pas souffert de l'éloignement. Mais mes pièces seraient sans doute très différentes si je les avais écrites directement en roumain. Parfois, la langue porte le sujet et impose un certain traitement, une musique, des allusions culturelles. Le français est une langue cartésienne, très fixée, plus précise que le roumain: il demande un esprit clair, une certaine rigueur dans la construction. Tandis qu'il est plus facile de créer de l'ambiguïté en roumain, qui marie latin et slave. Il existe souvent deux mots pour exprimer le même concept. C'est une langue jeune qui possède plus de richesse et de poésie.

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