«C'est par hasard que je suis devenu ami avec Warhol et Burroughs»

FESTIVAL - Du 22 au 24 avril 2005 à Genève, le festival «France-Amérique» accueille des grands noms de la poésie expérimentale nord-américaine. Entretien avec le New-Yorkais John Giorno, avant sa performance vendredi.

 

Le dormeur de Sleep, film mythique réalisé par Andy Warhol en 1963, c'est lui. D'abord proche de la beat generation, il partagea dans les années soixante le quotidien des artistes du Pop Art, vivant avec eux les révolutions artistiques et sexuelles d'un New York en pleine effervescence. Amant de Warhol, ami de Robert Mapplethorpe ou de Keith Haring, intime de William Burroughs et de Brion Gysin, John Giorno est l'un des invités les plus excitants du festival «France-Amérique: poésies expérimentales», organisé à Genève du 22 au 24 avril par l'association de poésie sonore Roaratorio. Vendredi prochain, il donnera à attitudes une performance de ses poèmes inédits, tirés du récent Welcome in the flowers.

Né en 1935, John Giorno a été agent de change à Wall Street avant de renoncer au monde des affaires au début des années soixante. Influencé par les recherches menées alors dans le domaine des arts visuels et par les permutations de Brion Gysin, il invente un système poétique qu'il dénomme «Biopsies». Ses poèmes se déroulent comme des partitions musicales, jouant de la répétition, ressassant et démultipliant les mots jusqu'à épuiser leur sens. A la fois mystiques et crus, sereins et violents, ils possèdent une force hypnotique stupéfiante.

Giorno tourne aux Etats-Unis et en Europe avec ses performances, et met à profit toutes les sources de divertissement de la vie quotidienne – télévision, enregistrements sonores, téléphone. Il invente le Dial-A-Poem, système de poésie à écouter au téléphone, qui reçoit des millions d'appels. Il fonde en 1972 la Giorno Poetry Systems, une société de disques qui innove par l'utilisation de technologie en poésie et a édité plus de quarante disques et CD de poètes et de musiciens liés à la performance, ainsi que des vidéos et films de poésie. Il pratique la lithographie et la sérigraphie (Poem Prints), et a également publié des poèmes-produits de consommation sur des objets du quotidien.

Depuis des années, il vit au 222 Bowery, où il possède aujourd'hui trois lofts. L'un d'eux est le «Bunker» où William Burroughs vécut dans les années 70 et 80; un autre abrite un temple tibétain bouddhiste; le troisième accueille la fondation du Aids Treatment Project, qu'il a créée en 1984 afin d'apporter un soutien financier aux malades du sida. C'est depuis le 222 Bowery que l'homme nous répond, en anglais, avec une simplicité désarmante. Timbre chaleureux de la voix, spontanéité, disponibilité: John Giorno suscite d'emblée une rare sympathie.

 

Comment vous situez-vous par rapport à l'art d'aujourd'hui?

John Giorno: Je n'ai jamais fait exprès de me connecter au monde de l'art, mais ce qu'il y a de curieux dans ma vie, c'est que j'ai toujours rencontré un grand nombre d'artistes. En 1961 et 1962, personne n'était encore connu: par chance, par hasard, ces jeunes artistes sont devenus mes amis. C'était une époque magnifique. On se voyait tous les jours. Aujourd'hui, je suis à nouveau très proche des milieux artistiques: il y a sept ans, Ugo Rondinone, un peintre, sculpteur et poète d'origine zurichoise, est arrivé à New York et a voulu collaborer avec moi. Je ne le connaissais pas. Nous n'avons pas travaillé ensemble, mais sommes devenus amants et je partage sa vie depuis cinq ans. Il a 42 ans, un immense succès, et par son biais je me retrouve plongé dans le monde de l'art!

Les arts visuels influencent-ils toujours votre travail? 

– Le milieu artistique new-yorkais est très dynamique et incroyablement varié: beaucoup de jeunes artistes sont attirés par New York et apportent une énergie extraordinaire. Ugo et moi sommes non seulement amants, mais aussi amis: en constante interaction artistique et spirituelle. Cela a toujours été le cas pour moi, que cela soit avec Andy Warhol ou William Burroughs. Quand Burroughs vivait au 222 Bowery, nous habitions deux lofts différents mais partagions un même esprit. C'était une communion très forte. Oui, l'influence est forcément énorme.

»Dans les années soixante, la poésie était en retard de 75 ans sur les arts plastiques et visuels. Je me suis dit: pourquoi ne pourrais-je pas faire la même chose avec la poésie? C'est leur impulsion et leur influence qui m'ont poussé à transformer la poésie, à lui inventer d'autres supports que les seuls livres ou magazines.

Et que pensez-vous de la poésie actuelle?

– Depuis le début des années 60, cinq générations d'artistes ont défilé! Ils ont beaucoup innové. Aujourd'hui, la poésie performative fait partie de notre culture et énormément de gens lisent ou écoutent de la poésie. Les quinze dernières années ont été un véritable âge d'or, et je le dis très sérieusement. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la poésie touche tout le monde. Aux XVIIIe et XIXe siècles, à l'époque romaine, elle était confidentielle: elle touchait les élites aristocratiques ou un cercle restreint d'artistes et d'intellectuels. Mais personne d'autre. Aujourd'hui, elle est présente à la télévision, à la radio, dans les livres, et les nouvelles technologies permettent d'atteindre très facilement une masse de gens.

Comment procédez-vous pour écrire vos poèmes?

– La poésie était conçue pour être lue. Ma poésie, pensée pour être dite lors d'une performance, est très différente. Elle se base sur le souffle et les qualités musicales, un aspect physique et pas uniquement cérébral. En fait, il s'agit de rendre à la poésie sa forme originale, qui est la tradition orale. Mais cela n'exclut pas l'écriture: les mots doivent être écrits avant de pouvoir être performés. Mes performances ne sont pas spontanées. Pour composer mes poèmes, je les répète à haute voix, mais l'écriture reste la base de mes performances.

Vous êtes bouddhiste depuis quarante ans. Quel est le lien entre bouddhisme et poésie?

– Chaque matin, je me réveille à 4h30 et je médite pendant trois ou quatre heures. Méditer permet d'observer le surgissement des pensées, le flux de l'esprit. Nous nous contentons habituellement de vivre en suivant notre esprit, en nous laissant guider par lui. La méditation permet de ne pas se laisser emporter par ce flux de pensées, mais d'être conscient de leur surgissement, de la façon dont l'esprit fonctionne, et donc du vide fondamental à l'arrière plan... Dès que l'on prend conscience de ce vide naturel, le réel se dissout. On devient donc extrêmement conscient et cela permet de voir sa pensée beaucoup plus clairement. Le poète travaille avec les mots... Bouddhisme et poésie permettent d'entrer en contact avec son esprit pur et naturel, qui est sagesse.

Vous jouez beaucoup sur la répétition. 

– Elle a deux fonctions. Elle fait surgir la qualité musicale intrinsèque aux mots, leur son naturel; et elle ralentit la manière dont on les perçoit, ce qui a une influence sur leur signification, leur contenu.

Que pensez-vous des Etats-Unis de ces dernières années? Ressentez-vous le besoin de vous engager politiquement?

– Nous avons cet horrible président, qui a suscité une guerre démoniaque, une tragédie pour le monde entier! Tous les artistes new-yorkais détestent George W. Bush et la guerre en Irak, ils sont révoltés par cette nouvelle croisade du monde chrétien fondamentaliste. Chacun l'exprime à sa manière. Mais nous nous sentons comme des étrangers dans notre pays.

»J'ai été politiquement engagé toute ma vie, notamment contre la guerre au Vietnam. C'était nécessaire. Mais un poète ne doit pas être actif politiquement, ce n'est pas ce qu'on lui demande. Aujourd'hui, je veux m'exprimer par la sagesse que l'art véhicule, non à travers un dogme ou un parti politique. Tout ce que j'exprime à travers ma poésie est tellement opposé aux événements du monde qu'elle est un acte de résistance, sans que j'aie besoin d'aborder frontalement des sujets politiques.

 

John Giorno en traduction française:

Suicide Sûtra, traduit de l'anglais par G.-G. Lemaire, préfaces de William Burroughs et Bernard Heidsieck, éd. al dante, 2004, 254 pp.

Il faut brûler pour briller, tr. de l'anglais par J. et J.-R. Etienne, préface de William Burroughs, ibid, 183 pp.

 

Trois soirs sur les traces de Fluxus

Les trois soirées du festival «France-Amérique: poésies expérimentales» promettent d'être exceptionnelles – à la mesure des performeurs et poètes invités, figures historiques de la poésie expérimentale nord-américaine. C'est dans les locaux de l'espace d'arts contemporains attitudes, à Genève, qu'ils se produiront et rencontreront leurs correspondants français – poètes, traducteurs, interprètes et éditeurs. «L'axe principal du festival est la poésie du mouvement Fluxus», explique Vincent Barras de l'association de poésie sonore Roaratorio, organisatrice de l'événement. «Nous voulons analyser la réception en France des écoles poétiques américaines, et explorer leur influence sur la création contemporaine.»

Fluxus est né à la fin des années cinquante, influencé par Dada, John Cage et la philosophie zen. Le mouvement entreprend un minutieux travail de sape des catégories de l'art, par un rejet systématique des institutions et de la notion d'oeuvre d'art. Arts visuels, musique, poésie concrète, vidéo ou happenings: tous les domaines artistiques passent à travers l'humour dévastateur des jeunes artistes – dont font partie Nam June Paik, Robert Filliou, Ben Vautier (dit Ben), Ben Patterson ou Yoko Ono. Ils font joyeusement exploser les limites de la pratique artistique et proclament le lien entre l'art et la vie.

Vendredi soir, hommage sera donc rendu à Robert Filliou avec le concert Mösiöblö, d'après l'un de ses poèmes. Le créateur polymorphe Emmet Williams, membre de Fluxus et auteur de l'autobiographie non conventionnelle My life in Flux – And Vice Versa (1991), donnera une performance avec l'artiste d'origine britannique Ann Noel.

LEMAIRE ET HEIDSIECK

Autre volet du festival, la traduction de la poésie expérimentale et sa réception dans le monde francophone. Editeurs et traducteurs contemporains réalisent «un véritable travail de création», relève Vincent Barras. Pendant les trois jours du festival, revues et maisons d'édition spécialisées exposeront leurs publications, livres d'artistes et documents sonores. L'incontournable Gérard-Georges Lemaire est invité. Traducteur et éditeur de littérature américaine expérimentale, il vient de publier beat generation. Une anthologie aux éditions al dante.

«France-Amérique» est dédié à la mémoire du poète Jackson MacLow, qui devait participer au festival mais est décédé en décembre dernier. Actif dès les années quarante, MacLow était artiste, musicien, performeur. Sa compagne Anne Tardos donnera une performance avec Bernard Heidsieck, figure tutélaire de la poésie-action française depuis cinquante ans.

 

Le programme.

Vendredi 22 avril

20h30: performance de Emmet Williams et Ann Noel; concert Mösiöblö «à Robert Filliou»; performance de John Giorno.

Samedi 23 avril

18h: conférence de Gérard-Georges Lemaire. 20h30: lectures-performances de Joan Retallack.

Dimanche 24 avril

18h: table ronde sur la poésie expérimentale américaine, avec Gérard-Georges Lemaire et des représentants des éditions José Corti, Théâtre typographique, contrat maint, et des revues Issue et double change. 20h30: performances de Bernard Heidsieck et Anne Tardos en hommage à Jackson MacLow. attitudes, espace d'arts contemporains, 4 rue du Beulet, Genève. www.attitudes.ch, www.roaratorio.ch

 

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